Le carnet du CFC

Le tramway électrique Decauville de 1890

Marc André Dubout

L'exposition internationale des Sciences et Arts Industries qui s'est tenue au Palais de l'Industrie en 1890 a eu lieu de juillet à novembre et fut l'occasion de mettre en valeur "La science électrique et ses progrès successifs".

Dictionnaire théorique et pratique  d"électricité et de magnétisme - Georges Dumont - P. Larousse - 1890

En cette fin XIXème Siècle, l'électricité encore balbutiante est une promesse d'un grand avenir et les scientifiques s'en occupent activement. 
Alors que les machines à vapeur perfectionnées consomment 1 kilogramme de charbon par cheval et par heure, si on pouvait envoyer électriquement la force produite à l'aide de machine à vapeur fixe entraînant une machine dynamo-électrique, on pourrait réaliser une sérieuse économie.
Il est a observer cependant que dans le cas de la traction sur une voie, le véhicule ne pouvant produire son propre courant, il devient nécessaire de créer en des points déterminés du parcours des usines de production d'électricité.
Le grand promoteur de ces inventions est sans conteste MM. Siemens. Alimentation par voie filaire (1879, Exposition de Berlin et tramway électrique de Lichterfelde 1881)1 ou par accumulateurs, les tramways électriques apparaissent dans les grandes villes bien avant la fin du siècle.
Dans le cas des tramways, on peut se servir de l'électricité accumulée dans des batteries placées sur le véhicule et se déplaçant avec lui. 
En 1881, lors de l'Exposition internationale d'électricité, à Paris, MM. Siemens installèrent un tramways électrique du Palais de l'Industrie et la place de la Concorde.

 

 

Il s'agit du tramway, matériel d'exposition dit " Tramway Decauville du Palais de l'industrie aux Chevaux de Marly"

Ce tramway avait été construit à partir du châssis et de la caisse (raccourcie) d'une voiture KE du type de celles qui avaient été exploitées lors de l'Exposition universelle de 1889. L'appareillage électrique n'étant pas encore au point, en cette fin XIXème S., Decauville qui ne voulait pas décevoir ses clients ne s'est pas lancé dans la partie électrique proprement dite.
Cette petite automotrice à voie de 60 était montée sur un châssis croisillonné de voiture baladeuse (KE) à bogies, premier type des tramways de Royan (1890) et dont le (ou les moteur(s) étai(en)t alimenté(s) par des accumulateurs.

Ce véhicule pouvait transporter 32 passagers assis et 8 debout et avait deux postes de conduite.
Notons que les accumulateurs1 découverts en 1859 furent dès la fin du XIXème S. utilisés pour la traction électrique autonome sur les tramways parisiens.
En effet alors que l'alimentation par voie filaire était admise en banlieue, la ville de Paris ne l'admit que bien plus tard ce qui a entraîné la recherche d'alimentation par accumulateurs pour les tramways intramuros.
Dès 1890, Decauville profita des grandes expositions pour procéder à des essais de traction électrique autonome (accumulateurs).

Le 28 août 1883, Paul Decauville demande à la ville de Corbeil l'autorisation d'exploiter une ligne de tramway entre la gare P.L.M. et la limite du territoire de l'Essonne et il envisageait par la suite de la prolonger jusqu'à Evry. "Comme il en espérait un réel succès", il sollicita dès 1884 une concession pour une ligne allant de la gare de Corbeil au quai de la Pêcherie...
Pour les Établissements Decauville, "ce projet avait un double avantage, tout d'abord celui de relier la capitale à l'usine et deuxièmement celui d'ordre social, en favorisant le progrès industriel".
Le 9 novembre suivant, le Conseil municipal de Corbeil approuva les conclusions du rapport d'études qui était favorable à cette autorisation.

Toutefois, le premier projet ne fut pas exécuté par le Conseil municipal d'Essonne, commune sur le territoire de laquelle devait aussi passer la ligne et se prononça contre... Le projet ne fut repris que le 20 février 1887, Paul Decauville ayant réitéré sa demande, modifiant le texte, cette fois en ne mentionnant qu'un "service expérimental" entre la gare PLM et ses ateliers....

Dans l'article de Jean de la Tour du Petit journal illustré " n°9684 du 1er juillet 1889, on apprend que des ingénieurs américains sont venus en nombre visiter les usines de la Société Decauville Aîné. Pour la circonstance Paul Decauville avait installé une ligne de chemin de fer de deux kilomètres pour transporter un si grand nombre de personnes. 
C'est peut-être de là que lui est venue l'idée de son autorail électrique pour transporter les visiteurs de la gare de Corbeil à son usine..

KE-electrique-12.jpg (116152 octets)Dans son article du"Petit journal illustré" n°9691 du 8 juillet 1889, il relate qu'un groupe d'ingénieurs anglais a visité l'exposition, à la suite de quoi ils sont allés à Petit-Bourg. À travers champs, ils ont vu évoluer un canon de fort tonnage sur une petite ligne de chemin de fer.

Nous sommes en 89 et en 86 à Fontainebleau, le Capitaine P. Péchot avait fait une démonstration de manœuvre de canon de 240 sur deux trucks à trois essieux tirés par 18 chevaux.
L'année précédente à Toul d'autres manœuvres d'artillerie étaient programmées pour montrer entre autres le portage des charges indivisibles et les essais de chargement et déchargement.

Quelques jours plus tard dans le"Petit journal illustré " n°9768 du 23 septembre 1889, il rapporte qu'une délégation d'ingénieurs étrangers a fait une visite aux ateliers Decauville. C'est le Comité de la Société des ingénieurs civils, qui en organisant cette visite tenait à leur montrer une usine modèle en complément de la visite des ateliers de M. Eiffel. La Société des ingénieurs civils ne pouvait leur "montrer rien de plus parfait que les merveilleux ateliers de Petit-Bourg".
À 9h45, avec la presse, c'est 180 personnes qui embarquaient dans le train spécial, en route pour Corbeil. Arrivés à la gare, ce sont deux trains "pareils à ceux qui fonctionnent à l'Exposition" qui les attendaient "pour les conduire aux ateliers de Petit-Bourg".
Pendant deux heures, diverses démonstrations ont étonné les visiteurs émerveillés qui ne retinrent leurs applaudissements.
Ensuite les visiteurs remontèrent en wagons dans le train miniature qui les emmenait au château des Tourelles où un lunch était organisé. Au dessert, des toasts furent portés par MM. Decauville et Eiffel...
À 3 heures tout le monde remontait dans le train qui les ramenait à la gare de Corbeil où M. Decauville fut à nouveau l'objet d'une "ovation des plus flatteuses".

En fait, c'est à la suite du succès remporté à plusieurs reprises pendant l'Exposition universelle de 89 que Decauville continua de programmer les visites de son usine à l'intention des élèves ingénieurs et décideurs en terme de chemins de fer afin de promouvoir les vertus de son chemin de fer portatif.
C'était un homme du marketing avant l'heure.

La ligne du tramway, partait de la gare de Corbeil, en direction de la Seine, suivait le quai de l'Apport Paris puis remontait vers l'usine. De 1888 à 1890, le tramway fonctionnait normalement et payait 400 Francs de redevance à la ville. 
Le 26 février 1887, le Conseil autorisait le maire à traiter pour un service d'essai de deux ans. La convention fut signée, prévoyant la pose de la voie dans les trois mois et la traction du "tramway électrique" devait être assurée par des chevaux. 
Le 28 novembre 1887, le journal "L'Abeille de Seine-&-Oise" sous le titre "Nos armoiries en voyage" publiait l'article suivant :
"On sait que Monsieur Decauville a commencé la construction d'un tramway qui doit relier ses nouveaux ateliers à la gare de Corbeil. Les travaux ont été retardés par de nombreuses formalités administratives mais le matériel est prêt depuis longtemps.

 


Paul Decauville a fait construire pour cet usage de coquets et luxueux petits wagons, sur les panneaux desquels figuraient les armoiries de Corbeil avec leur devise "Corbello pace que fidum". Mais dans l'attente de les mettre en exploitation, il les a fait transporter à Deauville où il possède une grande et belle propriété."
Paul Decauville a installé dans cette ville un petit chemin de fer reliant la cité balnéaire à sa voisine Trouville. Il s'agissait d'un tramway à traction hippomobile et bien sûr ces petits wagons ont fait merveille. Les habitants ont pris ces armoiries pour celles de leur ville. Une photographie de ces petits véhicules est conservée dans les archives personnelles de Decauville.
La ligne à voie de 60, réalisée en 1885, s'étendait entre les deux villes sur une longueur de 2300 m. depuis le port de Deauville jusqu'à Trouville.

En 1890, à l'occasion d'une exposition au "Palais de l'industrie aux chevaux de Marly" Decauville présente un étrange tramway construit à partir d'une baladeuse KE 'bricolée" .
En effet depuis plusieurs années Paul Decauville s'est intéressé à étude et l'application de la traction électrique sur les voies étroites de 60 et de 50 cm. et il a réalisé cette "voiture électrique" qui a fonctionné à Paris à Exposition internationale des sciences et arts industriels (1890), ensuite au Concours régional de Bourg (Ain) et à l'Exposition d'électricité de Toulouse.
D'après sa description, la voiture est montée sur deux bogies actionnés chacun par un moteur électrique de 6 chevaux et alimentés par des accumulateurs dissimilés sous les banquettes, ce qui permet leur remplacement en quelques minutes lorsque ceux-ci sont épuisés. L'autonomie est de 50 Km. et l'alimentation électrique permet une vitesse de 12 Km/h. De plus, les accumulateurs permettent l'éclairage de la voiture.
Il y a deux batteries d'accumulateur, une en service pendant que l'autre est en charge.
La voiture, d'une conduite très simple, peut être confiée un ouvrier sans spécialité. La voiture est amphidrome et la conduite (vitesse et freinage) se commande à chaque bout.
Decauville a même prévue la charge des batteries (2,5 Watt par kilo d'accumulateur à charger). Aussi propose-t-il, non seulement des machines pour charger une ou deux batteries mais aussi les locomobiles idoines pour actionner ces machines. Il en affiche en outre les prix au catalogue.

À Corbeil, dix ans plus tard, en 1900, le tramway électrique fonctionnait toujours.
Cette même année, le 18 août, alors que le tramway se rendait à la gare de Corbeil, pour le train de 8 heures, celui-ci s'est renversé sur la voie publique à l'intersection des rues Lafayette et Lucotte. L'eau mélangée à l'acide des accumulateurs brûla les vêtements d'un passager (Abeille de Seine-&-Oise du 23 août). Des ouvriers de l'usine vinrent aussitôt le relever.
En 1893, Paul Decauville sollicita son prolongement jusqu'au quai de la Pêcherie sans réalisation.
En 1908, les voies furent déposées.

Il semble qu'en 1890, un tramway similaire fut construit à Dieppe sur une voie de 60 armée de rails de 7,5 Kg.

En 1914 à l'exposition de Lyon "un petit train électrique Decauville" avait été remarqué par sa locomotive à accumulateurs type "boîte à sel", une remorque de ce train figure dans le catalogue 130 (voir photo).
Il y eut des tramways électriques aux expositions de Bourg et de Toulouse. Decauville a même livré des voies et matériels pour l'O.T.L. (Tramway de Lyon) "Nous avons fourni la voie et les voitures".

On en sait plus sur la courte ligne de Corbeil qui allait de la gare PLM à et l'usine de Corbeil. (Decauville était également maire d'Evry-Petit Bourg et aussi sénateur de Seine & Oise). 

Dans le catalogue 106 on peut voir la "Voiture automotrice électrique" des tramways de Tours (ligne Saint Symphorien - Boulevard de Grammont).

 

Dans le catalogue 130 on y voit la voiture automotrice de 2ème classe des tramways de Cherbourg.

Dans l'ouvrage de Jean Robert "Les tramways parisiens" il y a la motrice type B de la C.G.O. (la plus importante compagnie de tramways avant la S.T.C.R.P.).


Notes :
  • 1 D'autre expériences virent le jour :  tramways électriques de l'exposition de Vienne en 1883 ; tramways électriques de Brighton 1884,
  • 2 C'est Gaston Planté (1834-1889), physicien et inventeur. En 1859, il met au point l'accumulateur plomb/acide, la première batterie électrique rechargeable.
    Ce type de batterie permettra en 1899 à une voiture électrique, la Jamais contente, de franchir la vitesse de 100 km/h.

Sources :

  • Dictionnaire théorique et pratique  d"électricité et de magnétisme - Georges Dumont - P. Larousse - 1890
  • Chemins de fer régionaux et urbains - 1983-5 - FACS n°179 -1983
  • Decauville ce nom qui fit le tour du monde - Bailly - Amattéis - 1989
  • Matériel de chemins de fer à voies étroites - Decauville - catalogue original
  • Les Decauville - L'histoire d'une réussite sociale. De la culture de la betterave aux chemins de fer  - S. Rhodier - 2014
  • Les Decauville au service de la Grande Guerre - S. Rhodier - 2014

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