Histoire

À la recherche de la petite "Lucy"

Ces quelques lignes écrites pour garder le souvenir de mes recherches sur l'histoire, le passé, les événements, les lieux où Lucy devenue La Bouillote, soixante ans plus tard, a séjourné.

Lorsque La Bouillote est venue à moi, je ne savais que très peu de chose d'elle, en conséquence, il fallait remonter dans le temps et dans l'espace afin de recueillir le maximum d'informations à son sujet, il fallait mener une enquête, c'est ce que je vais vous raconter.

D'elle-même, elle livrait une  information majeure : 

À partir de là il suffisait de consulter le livre intitulé "Decauville steam locomotives works list" de Clingan et Lanham - IRS - 1992 pour découvrir page 28 que la machine avait été construite en 1914 à Corbeil et livrée le 09/02/1914 à la Société Anonyme des Hauts Fourneaux Forges et Aciéries Denain et Anzin (Nord). Son écartement était alors de 765 mm, comme pour les n°870, 871 et 884 qui avaient les mêmes spécifications. 
Sa chaudière porte le n°5325 et a été éprouvée la première fois 15/04/1913.
Quelle précision pour un commencement, la suite n'allait pas être aussi limpide.

Mais avant de remonter dans le temps, je peux déjà écrire ce que je sais du présent qui deviendra bientôt le passé.

J'ai donc rencontré cette locomotive à la vente aux enchères de Noisy-sur-Ecole, le dimanche 4 mars 2001, faisant succession de monsieur Jean-Bernard Mervaux.

L'étude mandatée était le cabinet Boscher, W. Studer, P. Fromentin, commissaires-Priseurs Associés, 3 rue d'Amboise - 75002 Paris. 

L'intitulé de la vente sise à Noisy-sur-Ecole - 77123, proche Milly-la-Forêt, 51 route des 3 vallées était très exactement :

"Exceptionnelle collection de locomotives en voie de 60, 
rouleaux à vapeur, locomobiles et locotracteurs, 
wagons-voitures, 
pièces détachées, 
rails."

 

L'expert de la vente était Monsieur Henri Dupuis, 8 boulevard Jean-Jaurès, 92110 Clichy. Le matériel était exposé les vendredi 2, samedi 3 et dimanche 4 mars 2001. 
Un petit livret explicatif sur les conditions pouvait être transmis aux acquéreurs sur simple demande, ainsi qu'une liste des matériels. La Bouillote apparaissait en page 4 avec le numéro de lot 19 :

"Locomotive 020T Decauville type progrès, 5 tonnes à vide, machine complète en très bon état "La Bouillote", état d'origine, attelage arrière cassé (AR-KC dans le texte) ex Parc de la Risle (27)".
valeur 70000 : 90000 francs.

La mise à prix fut de 20000 francs. Le maillet est tombé à 80000 francs, j'étais déterminé à aller jusqu'à 100000. C'est vrai une occasion pareille, cela ne se présente pas tous les jours, tant pis pour la tire-lire.
Le bordereau d'adjudication n°00044, daté du 9 Mars 2001 mentionnait la somme totale de 88612 Francs inclus les frais d'adjudication.
Très vite je me rapprochais de Jean Chapotel pour savoir s'il était en possession du livret de la machine, mais hélas, il ne l'avait pas.
Tout d'abord, je devais digérer ce qui m'arrivait : la machine, là devant moi silencieuse et intimidante, je n'osais même pas commencer à la démonter, à peine si je la regardais quand j'allais au CFC.

Quelques mois plus tard, je commençais mes recherches historiques, en même temps que la grande révision, après l'avoir allumée bien entendu.

 Les axes de recherche jouaient sur trois registres : 

Le 02 mai 2001.
Parallèlement, je fais des recherches auprès de l'APAVE  et la DRIRE de Rouen, puisque la machine était à Thévray-sous-Ferrière. Aucun succès.

Le 19 novembre 2001, je recherche le fils Gaumont à Thévray. Je consulte l'annuaire et téléphone au premier numéro qui se présente, et je tombe sur Alain Gaumont, le fils de l'ancien propriétaire. Pour lui, la machine possédait son livret, elle avait été déclarée au 50 boulevard de Lutèce à Conflans Ste Honorine dans les années 70-75 où monsieur Henri Gaumont l'avait restaurée avec l'aide de monsieur Auclair demeurant à Beauchamps (ou à Ermont). 
D'autre part il me certifie que la machine a été transportée du midi de la France à Conflans par Monsieur Panizzi aujourd'hui disparu. Son père l'aurait rachetée à un antiquaire, sans plus de précision.
À la fermeture du parc de Risle, dans les années 80, il l'a cédée à Jean Bernard Mervaux pour la somme de 100000 Francs.
Fort de ces informations, je contacte l'APAVE de St Quentin en Yvelines, puisque la chaudière a été restaurée à Conflans Ste Honorine. Cet organisme, ne conservant les archives que pendant 10 ans, aucune trace, n'apparaît. Pareil pour la DRIRE, pas de traces. Cet organisme, conserve les archives 20 ans et mes recherches portent sur les années 70.
Ce qui signifie que les affectations antérieures ne pourront me donner d'autres renseignements administratifs.

Une recherche auprès du service de documentation de La Vie du Rail s'avère également sans succès. Je suis sec, je ne sais plus trop où m'adresser. Je passe une annonce dans La Voie Des Chanteraines et dans différentes revues ferroviaires.
J'envoie mon message sur Internet à toutes les personnes susceptibles de pouvoir m'aider (une bouteille à la mer).
En Novembre 2001, je fais des recherches sur le livret d'une autre Decauville, la N°5451 auprès de la DRIRE du Nord, Pas de Calais. Personne semble pouvoir me renseigner. J'appelle JC et lui demande me donner les livrets des deux Decauville que Jean-Bernard a achetées à Beugin-la-Comté.
Pendant ces mois, je continue mes recherches de livrets auprès des APAVE et des DRIRE : rien
Côté technique, la machine a été entièrement démontée, les travaux sur la chaudière ont avancé et j'adresse ce message à notre inspecteur APAVE de Cergy.

Aspects administratifs
Date de la première épreuve 15/04/1913 d'après le registre Decauville de livraison (archives Decauville)
Documents couvrant la période de 1948 à 1968, comprenant :

Les documents m'ont été remis en l'état et sans recours.
Cette Machine acquise par Monsieur Gaumont dans les années 70 a été remise en service officiellement après changement du faisceau tubulaire. Une recherche auprès de l'APAVE de St Quentin et de la DRIRE de Versailles n'ont rien donné. L'APAVE ne gardant ses archives que 10 ans et la DRIRE 20 ans.
Je pense que les conditions familiales ne me permettront pas d'avoir un jour les documents. Le générateur aurait été déclaré à l'adresse du propriétaire au 50 boulevard de Lutèce à Conflans Ste Honorine (années 70-75).

Pendant ces mois, voilà le travail que j'avais fait sur la chaudière et que je communique également à l'APAVE.

Aspects techniques :

Aucune fuite aux assemblages, rivures, emmanchement des tubes côté foyer et côté boîte à fumée. Aucune fuite aux rivures et assemblages extérieurs.
Le détartrage et le nettoyage intérieur ont été effectués.

Le temps passe, je n'ai plus qu'une chose en tête : le re-timbrage de la chaudière.

Fin 2001, j'envoie un message aux FONDERIE ET ACIERIE DE DENAIN à 59723 DENAIN - CEDEX FRANCE.

:"Bonjour, 
Je viens d'acquérir une locomotive à vapeur Decauville en voie de 60 N°869 de 1914, chaudière N°5325 de 1913 qui a été livrée à la Société Anonyme des Hauts Fourneaux Forges et Aciéries de Denain et Anzin (Nord) en voie de 765 mm à l'époque.
Cette machine fut livrée le 09/02/1914, avec les N° 870 et 871.
Je voudrais reconstituer l'historique de cette pièce de musée en cours de classement "Monument historique" (livret d'entretien, photo en situation de travail, anecdotes, etc.). Je vous remercie par avance de m'aider dans mes recherches. 
Je dispose de photos actuelles de la machine qui est en bon état.
Cette locomotive est visible au chemin de fer des CHANTERAINES https://www.cfchanteraines.fr/sitewp/
Cordialement"

Le 23 Janvier 2002, une réponse du directeur des archives du Monde du travail à Roubaix, me donne trois pistes :

Je n'ai pas exploré la piste n°1, car il faut se rendre sur place. Le Centre des Archives du Travail à Roubaix conserve plusieurs fonds du site Usinor Denain, créé en 1946 par la Société des forges et aciéries du Nord et de l'Est et la Société de Denain-Anzin. Un seul fond d'archives a été classé sous la cote 1994018 et dispose d'un inventaire. Les quatre autres fonds d'archives n'ont pas été classés, mais ont cependant fait l'objet d'un récolement de leur contenu à leur entrée au centre. Dans ces inventaires et récolements, le directeur n'a pas trouvé d'informations concernant la Decauville. Les documents les plus anciens remontent à 1925 et sont donc trop récents et aucune référence à cette locomotive n'est indiquée dans la partie inventaire consacré au matériel d'exploitation de 1928 à 1961. La machine aurait-elle quitté le site à cette époque, c'est ce que deux ans plus tard je commençais à penser.

C'est donc en milieu industriel,à la Compagnie des mines d'Anzin que la petite Decauville fait ses premières armes avec ses sœurs n°870 et n°871. C'est en 1735 que Pierre Mathieu découvre la houille à Anzin pour le compte du marquis Désandrouin. En 1756, les diverses exploitations qui ont été ouvertes fusionnent pour former la Compagnie des Mines d'Anzin, qui est l'une des premières grandes sociétés industrielles de France.
Du milieu du XVIIIème siècle à nos jours, la Compagnie des Mines d'Anzin, sous des formes juridiques variées, poursuit et développe son activité.
Les exploitations houillères sont nationalisées en 1946.
J'imagine la petite 869 (car à l'époque, elle n'a pas encore de nom), c'est un numéro comme ses sœurs, les 870 et 871) serpentant entre les bâtiments de briques recouverts de tuiles mécaniques et entrecoupés de cheminées s'élançant vers le ciel bas et sombre. Bon an mal an, elle tire ses wagonnets chargés de lingots d'acier ou de fonte. Un jour elle s'active sur le parc de "l'entrée des matières", où s'enchevêtrent des voies de plusieurs écartements, un autre jour, au pied des wagons VN "d'amenée de minerai" où la précieuse matière est déchargée à la main dans les wagonnets et les brouettes pour rejoindre la pesée des charges.
Elle évolue dans un univers de coulée de fonte brûlante, de fumée, d'odeurs âcres, tirant ses wagonnets dans un enchevêtrement de grues, de câbles, de poulies, de poutrelles, de chaînes.

Je re-lance "ma bouteille" sur Internet et le 1er octobre 2001, je reçois un message de Raymond Duton : Je ne possède malheureusement pas de documentation concernant votre machine en particulier. Cependant, dans le numéro 323 de Loco-Revue (décembre 1971), page 565, j'ai trouvé un article concernant une 020 T identique à la vôtre se trouvant en bordure de la Nationale 113 qui passe justement à Agen... pourrait-il s'agir de votre machine puisqu'elle a été acquise à Agen par un précédent propriétaire ? Peut-être à Loco-Revue auraient-ils des renseignements plus complets sur cet article, dont je vous joins une reproduction.
Bon courage pour vos recherches.
Bien sincèrement.
Raymond Duton

Pas de doute c'est bien elle, la traverse arrière modifiée lors de la remise en voie de 60, le tube d'admission, l'attelage...

Du côté Locorevue, pas de réponse.

TP, Travaux Publics, vous avez dit Travaux Publics, mais j'ai déjà vu ça quelque part. Vite la bibliothèque, mais où est-il ce bouquin anglais : Industrial locomotives of South Western France - Clingan - Ed.Needle - IRS - 1978. Ah le voilà, hé oui page 49 il est bien dit ex. TP Agen. j'avais déjà lu ça mais sans y faire trop attention, ma recherche étant surtout focalisée sur le département du Nord.

Le lendemain au boulot je me concentre sur Agen : la Société Historique, l'office du tourisme, les pages jaunes, etc. Mais l'annonce parle de la nationale 113. Vite la carte Michelin N°79, pli 15. Je vois bien la nationale 113 qui va de Bordeaux à Toulouse en passant par Agen, mais où est la locomotive ?

Je renvoie un message : 

Bonjour,

Je recherche l'ancien propriétaire de cette machine à vapeur qui était chez un entrepreneur de Travaux Publics ou similaire à, ou à côté d'Agen dans les années 70 ou même avant. La photo date de Décembre 1971. En vue d'un classement à l'inventaire des "Monuments historiques", j'ai besoin de retracer l'histoire de cette machine Decauville en voie de 60 en cours de restauration.
Par avance merci et cordialement

L'office de tourisme me donne l'adresse des Archives du Lot-et-Garonne, adresse précieuse.
Alain Mionnet m'aide également dans cette quête en diffusant mon message à ses copains.
Le Gentiane Express me répond que Monsieur Marc Léchelle (bien connu des amateurs) a connu la machine autrefois. Il habite Jarnac. Pages Blanches, je téléphone, ce n'est pas lui mais on me donne son numéro. Je l'appelle et me confirme l'avoir vue dans les années 70 au bord de la N113, à quelques kilomètres avant Agen en venant de Bordeaux sur la droite, dans une usine de chromage, nickelage.
Examen de la carte Michelin. Je repère quelques communes, de part et d'autre d'Agen le long de cette nationale, je vais même  jusqu'à détailler les rues et boulevards conduisant du centre ville à cette route.
Parallèlement (novembre 2002) je continue mes recherches auprès des APAVE et DRIRE du Lot-et-Garonne pour savoir si la locomotive avait un livret, mais non, pas de traces.
Pages Jaunes, je cherche les entreprises de TP, les maçons. Je commence par Coleyrac. Je fais le premier numéro et je tombe sur un Monsieur Joël Contou, qui me dit avoir connu la machine pour en avoir été le voisin du propriétaire ou celui chez qui elle était en dépôt à Coleyrac St Cirq. 
Ce voisin, aujourd'hui décédé était Monsieur Crémades. 
J'écris à Madame Denise Crémades mais, ne s'intéressant pas à la machine, elle n'en a qu'un lointain souvenir et en tout cas elle ne sait pas d'où elle venait... d'une biscuiterie ou une briqueterie, peut-être, elle ne sait plus.
Elle semble contente que je lui parle de la machine et de sa sauvegarde.
Monsieur Joël Contou me parle d'une briqueterie à pont du Casse, près d'une ligne de chemin de fer. J'écris aux archives qui m'envoient deux articles daté de 1975 et de 1995 un article sur la cession de l'usine, mais pas de trace de la Decauville, cependant les dates concordent. La briqueterie aurait fait place à une entreprise de transport (Entreprise Béade) dans la cour de laquelle il y avait une relique de voie étroite. J'écris. Pas de réponse.

17 décembre 2002
Un appel téléphonique à monsieur Joël Contou me fournit les renseignements suivants  : La loco était peut-être dans la Tuilerie Lartigues et Dumas aujourd'hui disparue. La tuilerie a déménagé et laissé place à l'usine Grange spécialisée en mécanique et réquisitionnée pendant la deuxième guerre pour fabriquer des obus, des traces de voies étroites sont encore visibles.
Aujourd'hui ce site est occupé par le concessionnaire Peugeot et Sancemate dans la zone du dépôt de la Ruche (grossiste en produits de consommation) à la sortie d'Agen route de Cahors à gauche juste avant le canal.
Autre nom entendu dans la conversation : Pont du Casse (Nord Est d'Agen).

24 juin 2003
Les archives ont transmis ma requête à Monsieur Gilbert Fongaro, maire de Pont-du-Casse, Vice-Président du Conseil Général et Sénateur suppléant. 
Monsieur Fongaro est aussi président de l'Association des Amis du musée agricole du Lot-et-Garonne, mais il n'a pas connu de machine à la tuilerie de Pont-du-Casse.
Entre-temps, je reçois une réponse des Archives Départementales du Lot-et-Garonne qui n'identifie pas le lieu.
Je patauge, j'ai l'impression que ça n'avance plus, le temps passe, la machine est re-timbrée le 30 novembre 2002.
Et puis le 12 Novembre 2003, je reçois le message suivant : 
Bonjour,
A propos de la 020 T Decauville d'Agen.
Un article fut publié dans "La Dépêche du Midi" à cette époque sur (peut être) cette loco (je n'ai pas cette coupure de presse sous les yeux...). Si je me souviens, il était indiqué une mise en vente par adjudication de cette loco qui aurait été à Armand Fallières....
Cordialement
Bernard Vieu

Ce message fait suite à la page"petites annonces" de La Voie Des Chanteraines, dans laquelle, j'avais mis mon message.
Deux jours plus tard, Bernard Vieu m'envoie l'article de la "Dépêche du Midi". Dommage, l'article n'est ni daté, ni signé. La locomotive aurait appartenu à Monsieur Armand Fallières ! ou proposée à l'occasion de la même vente. Une petite erreur dans le texte : la machine n'est pas de 1875, mais de 1914.
En revanche, on apprend qu'elle a appartenu à Monsieur Blanchard, entrepreneur de travaux publics sans préciser où. J'apprendrai quelques jours plus tard qu'il s'agissait d'Agen. C'est sans doute ce qu'avait dit Monsieur Gaumont aux membres de l'IRS quand ils sont passés voir la machine en 1982, juste avant la cession à Jean-Bernard Mervaux.
Aussitôt, je fais des recherches sur Armand Fallières pour ouvrir des pistes qui ne mèneront nulle part, car en fait, la machine ne lui a jamais appartenu. Elle a seulement fait l'objet de la même vente.
Nérac, la ville où il a été maire, Meyzin, celle où il est né. Je transmets l'article.
Je le transmets aux Archives qui le 28 Novembre 2003 me renvoie un second Article de "Sud-Ouest" daté du 19 Avril 1971.
Le 25 novembre 2003, je reçois une réponse de Monsieur François Frimaudeau responsable Internet des Amis du Vieux Nérac. 

Je vais contacter l'entreprise Blanchard qui existe toujours en Lot-et-Garonne. Peut-être est-ce la famille qui l'a possédée. Je peux aussi faire une recherche à La Dépêche soit aux Archives Départementales où existe la collection complète de ce journal mais il me faut une date au moins approximative de l'article (décembre 1971 ?) soit contacter un ancien journaliste qui a travaillé dans les années 70 à La Dépêche.
De plus mon collègue spécialiste d'économie va contacter des anciens des usines Grange.
La recherche continue donc.
Cordialement
François Frimaudeau

J'informe Monsieur François Frimaudeau des toutes dernières informations que je possède. Certaines informations se recoupent. Une semaine après, il m'envoie l'adresse de Monsieur James Blanchard, entrepreneur de TP, peut-être le fils ou un parent de Monsieur Blanchard père dont il est question dans l'article. Je lui écris immédiatement, lui transmettant une photo de l'article de Sud-Ouest, au cas où il reconnaîtrait l'homme au centre de la photo, mais c'est une fausse piste.
L'article de Jean-François Mézergues laisse entendre que locomotive a fait partie de la vente des objets ayant appartenu à Armand Fallières, ancien Président de la République, mais sans pour autant affirmer qu'elle lui appartenait.
La vente aux enchères a eu lieu le dimanche 18 Avril 1971 à Agen, la mise à prix était de 60000 francs, mais aucun acquéreur ne s'est présenté.
On retrouve dans l'article la même erreur de date de construction de la machine : 1875. C'est peut-être Monsieur Blanchard, le propriétaire qui a donné cette information erronée. L'article confirme la participation de la Decauville, accompagnée de ces 15 wagonnets et ses 6 kilomètres de voie à la construction de l'aérodrome de Limoges. 
Autre info, la machine était "entretenue et choyée avec amour. En état de marche, elle pousse encore son cri  de guerre péremptoire et martial en ce jour de fête".
La machine semble en bon état de fonctionnement : À quelques pas en plein soleil, impériale, sur un tronçon de rail, trône, tous cuivres et nickels dehors, une superbe Decauville vert-de-gris. Forgée en 1875  dans les ateliers de Corbeil, cette locomotive a pris sa retraite en 1931 après avoir pendant des décades tiré ses quinze wagonnets sur les six kilomètres de chantier que dirigeait M. Blanchard.

Un message de Monsieur L. Capot complète : l'information sur l'aérodrome St Lazare, devenu Limoges Feytiat n'est documentée que par des archives très générales (échanges de terrains, financement des travaux, etc.) et il n'y a guère de détails exploitables dans un sens plus technique. La seule mention possible précise-t-il dont nous disposons se trouve dans l'ouvrage de Claude LACAN sur l'histoire de l'aviation en Limousin : évoquant la construction de l'aérodrome de Saint-Lazare dès 1928, il signale "une grosse pelle mécanique à vapeur" qui s'attaque aux premiers terrassements (p. 137).

Lundi 8 décembre. Une recherche sur l'aérodrome, m'amène à téléphoner à Monsieur Jean René Malivert, qui m'apprend que l'aérodrome a été transformé en golf en 1970, qu'il n'a jamais entendu parler de cette voie ferrée, mais qu'il est possible qu'elle ait été installée entre la gare de Feytiat des CFD de la Haute-Vienne et le lieu d'ouvrage. Il connaît Maurice Geiger et Claude Lacan, l'auteur du livre cité avant dont il me donne les coordonnées.
Je lui écris immédiatement.

Le 12 Décembre 2003, monsieur Lacan, auteur de plusieurs ouvrages ferroviaires me répond. Il me confirme l'anecdote de la pelle mécanique en 1928. Dans le paragraphe suivant, il m'indique qu'en 1937, les travaux d'agrandissement du terrain avaient nécessité l'établissement d'une ligne provisoire de Decauville en écartement de 60, avec traction par locos-vapeur. Enfant, j'ai le souvenir d'être monté dans la cabine d'une loco. Etait-ce la vôtre ?
Pour information, sensiblement à la même époque (1938) la construction de "l'arsenal" usine de moteur d'avion Gnome et Rhône a nécessité pour les terrassements d'accès de l'embranchement ferroviaire, la mise en action d'une voie de 60. C'était peut-être la même entreprise.

La lettre me donne des pistes concernant la documentation, pistes que je ne tarde pas à explorer, bien que les vacances de Noël approchent.

Les vacances passées, je reprends les recherches. Ma lettre envoyée à Paul Colmar du journal "La Montagne" n'a rien donné, excepté les coordonnées des archives  de la Haute-Vienne (54 rue de Bourneille 87000 Limoges, tél : 05 55 50 97 60).
Je fais de recherches sur les familles Blanchard d'Agen dans les pages jaunes (une douzaine) et leur envoie une lettre.

23/01/2004 Madame Véronique Blanchard m'appelle au sujet de mes recherches. Elles me donne deux informations importantes :

Madame Véronique Blanchard travaille au Conseil Général du Lot-et-Garonne et a demandé à Madame Josette Mordera des archives départementales de me transmettre des infos.
En effet en reprenant les lettres des Archives départementales les références donnent bien les initiales JM, la personne en charge de mes recherches précédentes : lettre du 14 mars 2003 concernant la tuilerie Lartigue & Dumas.

Le 29 janvier 2004, je me rends à la poste pour chercher un recommandé. Expéditeur Jehan Blanchard, 16 Impasse Georges Sand 47000 Agen.
Ce monsieur est le fils de monsieur Blanchard Père dont il est question dans les articles de la "Dépêche du midi" et "Sud-Ouest".
Sa lettre me donne des informations précieuses sur "Lucy". J'apprends que Ma Bouillote avait dans une autre vie porté le doux nom de Lucy. La lettre et le dossier qui l'accompagnent sont riches en informations sur la machine, les hommes, l'entreprise créée en 1880 et qui s'est consacrée pour une bonne part à la construction de lignes de chemin de fer et de bâtiments ferroviaires.
Cette lettre est accompagnée de divers documents et des photos : une mine.
En la lisant,  j'y apprends que "En 1931, à l'âge de 8 ans, mon père me la laissait parfois manœuvrer avec son chauffeur, les soirs de paye dans les circuits des terrassements de l'aérodrome de Limoges. Et moi, fièrement perché sur un tas de charbon, je tirais le sifflet dans un jet de vapeur".

Chronologiquement, le chantier le plus ancien remonte aux années 1930-31 où la machine a été exploitée pour la construction de l'aérodrome de Limoges-Feytiat.

En 1931, elle intervient sur le chantier de la démolition de la caserne des Bénédictins à Limoges. Le chantier est vaste et la petite "Lucy" tire les wagonnets chargés de gravas en vue de les évacuer. En tout le cubage de maçonnerie s'élève à 18 000 m3.

Le 23 juin 2005, soit deux ans plus tard, Monsieur Paul Colmar dans sa lettre m'envoie une photo croyant que c'était la petite Lucy, en 1934, oeuvrant sur le chantier d'agrandissement de la gare de triage de Puy-Imbert. En fait, ce n'était pas elle mais une 030T Decauville d'un autre entrepreneur de travaux publics. En revanche c'était bien ce chantier.

Ensuite on la retrouve, d'après Claude Lacan, en 1937, Les travaux d'agrandissement du terrain d’aviation de Limoges-Feytiat avaient nécessité l'établissement d'une ligne provisoire de Decauville en écartement de 60, avec traction par locos-vapeur. Enfant, j'ai le souvenir d'être monté dans la cabine d'une loco. Etait-ce la vôtre ?
Dans un autre paragraphe, il mentionne :
En 1938 la construction de l’arsenal – usine de moteur d’avion Gnome et Rhône - a nécessité pour les terrassements d’accès de l’embranchement ferroviaire, la mise en action d’une voie Decauville.
La question a été posé ultérieurement à monsieur Jehan Blanchard afin de savoir si c'était l'entreprise Blanchard qui était maître d'ouvrage.

Ensuite et jusqu'à la guerre de 39/40 "Lucy" est transférée vers Marmande et La Réole et fut utilisée pour la réfection des endiguements de la Garonne suite aux dégâts des crues décennale de 1910 et 1930. Aucun document aujourd'hui retrouvé n'atteste cette période, mais nous ne désespérons pas de trouver un jour une carte postale ou une photographie évoquant cette période.

En 1941, la petite "Lucy" part pour Pau afin d'assurer les terrassements et drainages de l'aérodrome.
Après ce fût l'application généralisée des techniques nouvelles de terrassements mécaniques (pelles, tracteurs à chenils, scraper, turnapull, etc.).
On a remisé, puis garé définitivement "Lucy" dans un hangar-atelier parmi d'autres matériels à réviser ou hors service à Marmande.
A l'occasion de mes visites en atelier, j'aimais la revoir, toujours pimpante et fière sur son piédestal de longerines.
Elle est demeurée là jusqu'en 1970, date de nos arrangements familiaux. Je l'ai réclamée en donation partage, mais ne pouvant plus l'abritée, après une dernière toilette, et l'échec de la vente Armengaud qui en assura tout de même la publicité, j'ai du m'en séparer, sauf du sifflet que j'ai gardé dans mon bureau.

Grâce à cette photo j'ai pu découvrir sa livrée vert-de-gris évoquée dans l'article de "Sud Ouest". C'est bien elle avec son hublot vert (arrière droit).

Ensuite "Lucy" est devenue la pièce maîtresse de la vente Armengaud du dimanche 18 avril 1971 et comme si elle avait voulu contrarier son destin en voulant restée au sein de cette grande famille d'Entrepreneurs, le maillet est resté en suspend "personne n'a osé relever le gant".

Décidément la petite Lucy ne voulait pas quitter cette famille d'entrepreneurs au caractère forgé par la fin du 19ème siècle et dont le courage s'est révélé au cours du suivant à l'édification tourmentée de notre pays.

À l'époque de la vente, de nombreuses lettres furent adressées à la famille, d'aucuns s'intéressant à l'existence ou au devenir de Lucy. Des groupements d'amis des chemins de fer, la jeune FACS dont le représentant toulousain demandait des renseignements sur la Decauville. Monsieur Blanchard lui-même s'était renseigné sur les réseaux existant à l'époque et une liste  lui avait été envoyée sur laquelle figurait le Vivarais, le Dunières St Agrève, St Trojan, Cormeilles-en-Vexin, Risle Vallée (il faut dire que M. Gaumont n'était pas à sa première acquisition).
Peu de temps après cette vente, qui n'a pas laissé tout le monde indifférent, une lettre émouvante est envoyée à Monsieur Jehan Blanchard. Ce manuscrit a été rédigé par Monsieur Paponneau, un ancien conducteur de "Lucy" en 1930, mais lisons plutôt.

Après avoir retracé ce passé, je constitue un dossier pour Monsieur Blanchard, lui retraçant globalement la période 1970-2001, depuis le 4 Mars 2001 à aujourd'hui plus en  détail surtout les grandes phases de la restauration sans rentrer davantage dans le détail des coups de Karcher, des tôles grattées, des boulons coupés au chalumeau et autres coupes de burin pour faire sauter un obstacle, mais avec le sentiment que cette attention apporté à sa "Lucy" lui ferait plaisir. D'ailleurs elle est encore un peu à lui. Ce que l'on aime, vous appartient toujours un peu.

12 février 2004
Je viens d'appeler Monsieur Jehan Blanchard qui m'a parlé de "Lucy" sa préférée car il y avait une deuxième locomotive plus grosse, mais moins belle, sans doute une Orenstein & Koppel.
À la relecture de mes notes indéchiffrables, car prises trop vite, j'apprends que son père André Blanchard, l'avait achetée, en 1928, à l'entreprise de TP Razel qui avait un dépôt de matériel à Limoges et qui revendait du matériel de TP en général et aussi du matériel Decauville. Il possédait une bonne vingtaine de locomotives en voie étroite, c'était la période d'entre deux-guerres et les surplus militaires étaient disponibles pour les entreprises. L'autre machine dont la famille s'est dessaisie était une Orenstein & Koppel dont le numéro restera inconnu. Quant aux wagonnets cubant 1 m3 environ ils étaient de constructeurs variés. Certains modèles du type "Girafe", d'autres à benne basculante. La famille s'est dessaisie de la deuxième locomotive dont la trace a été perdue. 
La photographie de l'annonce Locorevue
(décembre 1971), page 565 a bien été prise à Coleyrac St Cirq où la machine était entreposée le long de la nationale 113. La machine était garée là pour deux raisons, l'une sentimentale, car Coleyrac St Cirq était le berceau de la famille Blanchard et quelle part, elle rejoignait le lieu des racines familiales et aussi parce que M. Crémadès possédait à Coleyrac une usine de nickelage et M. Blanchard voulait redonner un éclat aux cuivres de Lucy. De même il avait voulu la repeindre, mais le vert d'origine était difficile à trouver.
Il m'a parlé également de la "pelle à vapeur" qui oeuvrait lors de la construction de l'aérodrome de Limoges, pelle évoquée dans le livre de Claude Lacan dans son "Histoire de l'aviation en Limousin" (p 137).
Une autre confirmation, de cette conversation téléphonique, c'est bien Henri Gaumont qui acheté directement la locomotive à M. Jehan Blanchard.
Il aurait bien eu d'autres informations à me livrer, mais le téléphone, n'est pas convivial pour ces résurgences du passé.

Toujours concernant cette période, le 23 juin 2005, Monsieur Paul Colmar de Limoges m'envoie un cliché de Lucy sur le chantier de l'agrandissement de la gare de triage de Puy-Imbert. Cliché trouvé par hasard dans un vide grenier.

À la recherche de la Bouillote

Ensuite La petite "Lucy" arrive à Thévray-sous-Férrière. C'est M. Panizzi qui l'a transportée comme il a, à cette époque, transporté d'autres machines dont celle de Chapotel, la 876 et les deux autres de Beugin-La-Comté chez J.B. Mervaux à Noisy-sur-Ecole.

Je reprends mes recherches abandonnées trois ans en arrière. Entre temps "Lucy" change de nom et prend pour devise "La Bouillote" avec un seul "t", nom que je lui garderai.

Le 08 mars 2004, un second appel téléphonique auprès d'Alain Gaumont, me permet d'apprendre le nom d'un des chauffeurs : monsieur Marcel Duclos, aujourd'hui décédé. D'autre part son père avait souvent la visite d'un certain Monsieur Campion, assureur à Cormeilles, et amateur de chemin de fer en voie étroite. Ce monsieur se serait retiré dans la région de Cormeilles. Carte Michelin, Pages jaunes, je rédige une lettre et l'envoie au trois personnes mentionnées par le Bottin numérique. Nous sommes début mars 2004. Fin mars je décroche mon téléphone et appelle la premier Campion de la liste, Bruno Campion et je tombe sur le fils de la personne en question. Il me signifie que son père a bien reçu la lettre également et d'ailleurs, il s'apprête à me répondre. Comme je dois m'absenter pour des raisons professionnelles, je remettrai à plus tard l'exploitation de cette piste. Cependant j'apprends qu'à Thévray la machine a peu ou pas roulé, l'exploitation de train touristique se faisant essentiellement par locotracteurs diesel dont M. Michel Campion a racheté quelques pièces dont un O&K.
Une autre piste indiquée par Michel Dubuis, m'incite à téléphoner à monsieur Nayrolles de Thévray, qui n'a pas connu la machine mais qui me propose de lancer une recherche dans le village. C'est impossible que personne n'ait de souvenir de cette brave Bouillote, qui devait, en ces temps, être une attraction. Henri Gaumont ne s'y était pas trompé.

Cependant un jour, le 10 octobre 2002, (et c'est la rare fois où je n'ai pas noté), j'ai reçu d'un certain B. Williot des photos de la Bouillote prises à Thévray le 09 septembre 1979. Impossible de me rappeler quand et comment j'ai reçu ces photos et à part le nom rien ne laisse entrevoir d'où elles viennent et surtout comment j'ai contacté ce monsieur. À ce jour, ce sont les trois seules photos de la machine prises dans la parc de Thévray en ma possession.

La suite on la connaît, elle sort de l'histoire pour rejoindre le présent. Je suis, cependant, toujours à la recherche de documents sur cette attachante machine. À La Réole, à Marmande, les rives de la Garonne...

En janvier 2015 un certain Monsieur Serge Billoir de Marmande me contacte après avoir redécouvert sur Internet l'existence de la petite "Lucy". Je le rappelle immédiatement. 
Monsieur Billoir est entré dans l'entreprise Blanchard en 1964 et, en contact professionnel avec le matériel de travaux publics de la Société, il a connu "Lucy" garée froide dans les entrepôts Blanchard jusqu'en dans les années 70-71. Non seulement il la côtoyait tous les jours mais il a aussi connu un ancien chauffeur qui la conduisait lorsqu'elle était encore en activité sur les chantiers. S'agit-il de Monsieur Paponneau qui la conduisait dans les années Trente et qui a regretté de ne pas avoir su que la locomotive était mise en vente comme le montre cette lettre.
Quelques jours plus tard ce Monsieur m'envoyait deux magnifiques photos prises en 1938 sur une digue à Gaujac, près de Marmande, suite aux inondations de 1930. Effectivement on retrouve dans les états de service de la machine, la reconstruction des digues à Marmande et à la Réole.
On y voit la petite "Lucy" tirant ses 5 wagonnets sur le petit pont provisoire sur le Sérac, un petit ruisseau qui prend sa source dans les Landes pour se jeter dans l'Avance puis dans la Garonne.
Sur l'autre toujours avec ses 5 wagonnets, cabine en tête, elle est photographiée, avec la pelle mécanique Nordest.
Plus tard les entrepôts Blanchard ont été vendus à la ville pour y installer les ateliers municipaux.