Ma rencontre avec Suzanne

Ce récit n'a absolument rien d'objectif, c'est ma vision de cette rencontre singulière, rencontre avec une machine, une époque aujourd'hui oubliée et aussi une rencontre avec une équipe de "fêlés "comme moi avec qui je me suis tout de suite entendu.
N'est-ce pas par la fêlure que passe la lumière ? 
Ce n'est pas abordé dans ce récit  mais je suis admiratif devant le travail d'équipe qui a précédé, mon intervention sur Suzanne et après lors des sorties.
Suzanne n'appartient à personne et c'est tous ceux qui s'occupent d'elle qui la font vivre.

C'était un samedi après-midi de l'automne 2004, je travaillais sur ma locomotive à l'atelier du chemin de fer. Une groupe de visiteurs semblaient vouloir des informations sur la vapeur et le fonctionnement des machines à vapeur. Comment faire tourner une machine de bateau ? C'était là, l'objet de leur déplacement et de leur questionnement. Je leur fis la visite de notre atelier et leurs donnais des explications sur l'histoire et le fonctionnement des 7 locomotives que nous possédions à l'époque. Propulser une embarcation dont la coque était déjà bien avancée, voilà, leur préoccupation. Tout cela se situait à Chatou, non loin de chez moi, aussi leur proposai-je de passer à leur atelier pour voir la machine et imaginer avec eux comment on pourrait la faire fonctionner.

Le mardi 20 octobre, j'étais invité à la pose de la quille de Suzanne, j'ai revu la machine exposée dans l'atelier des Canotiers. La chaloupe quille en l'air, dévoilait alors ses véritables dimensions 7,40 m de long, 1,80 m de large 0,80 m de tirant d'eau, jaugeant 4 tonneaux. Une pièce unique, ayant existé, puis disparu et que Sequana avait entrepris de reconstruire. 


La pose de la quille eut lieu le 20 octobre 200
5.
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Il y avait un autre machine Schindler compound, elle aussi, mais de dimensions plus réduites.

Le 28 octobre 2004 rendez-vous était pris avec Jean-Jack le mécanicien de leur équipe à l'atelier de Sequana. Je ne devais plus quitter ce lieu magique et cette machine fascinante. C'est une machine Schindler à double expansion avec deux pistons co-axiaux. Très vite je repérais l'admission, l'échappement, le système de coulisse, les points de graissage, enfin tous les points pertinents de cette machine.

12 novembre 2004 première, prise de contact avec la machine Schindler. Première séance de travail le 21 janvier 2005 et ça ne devait plus finir. À partir de cette date, tous les mardis soirs nous nous réunissions Jean-Jack et moi dans l'atelier silencieux pour examiner, démonter, nettoyer la machine pièce par pièce, repérant chaque assemblage, chaque montage, chaque écrou, les examinant pour leur redonner vie. Nous avions entre nos mains des objets d'une autre époque, bien plus âgés que nous, des objets en sommeil qui avaient été façonnés par des mains d'autres hommes. Des ouvriers, qui comme nous avaient mis tout leur cœur au service de cette machine qui, aujourd'hui, ne redemandait qu'à fonctionner à nouveau, le nombre des années ne l'ayant plongée que dans l'oubli.
Réveiller les vielles choses, ça aussi c'était ma mission, en les faisant revivre pour qu'elles soient admirées par les générations à venir.
En octobre toute la machine était remontée avec attention, la course des tiroirs réglée, les paliers graissés, les mouvements huilés. Chaque pièce mécanique avait retrouvé sa voisine dans une parure plus reluisante comme pour l'inviter à un ballet qu'elles avaient autrefois produit sous la baguette moelleuse de la vapeur. La machine, je la connaissais dans ses moindres détails, j'en avais observé chaque pièce avec attention, Je me demande si je ne m'étais pas surpris à lui parler.
C'est alors qu'avec le moteur d'une vielle machine à laver nous l'avons rodée, doucement d'abord, puis en augmentant le nombre de tours pour que l'ensemble forme un ballet harmonieux et élégant, les excentriques rompant le balancement régulier du volant d'inertie. 
Vingt-six tours par minute pour commencer, pendant plusieurs heures, puis en changeant la poulie, on est passé à quarante-huit tours par minute et la mécanique est sortie de son sommeil séculaire.


C'est un moteur de machine à laver qui accompagne les premiers tours de la machine Schindler.

Encouragés par ce réveil, nous l'avons pour la première fois emmenée au Chemin de fer des Chanteraines pour la faire tourner à l'air comprimé et elle tournait de mieux en mieux 120 tr/mn à 5 bars, 210 à 6 bars, 280 à 7 bars, 300 à 8 bars. Tout cela semblait raisonnable et cohérent. Je notais touts le prises de mesure. Je ne voulais que rien ne m'échappe.

La machine allait participer, au Palais de la Découverte, à l'exposition 

 

"À TOUTE VAPEUR ! Autour de Suzanne, chaloupe à vapeur de 1882"

 

Les choses devaient alors se précipiter. Pourquoi ne pas la faire tourner avec son énergie naturelle "la vapeur" avant son départ ? Elle serait, aux yeux de tous, confirmée. Ce ne serait plus une pièce de musée, mais une machine active, vivante qui ne demanderait qu'à travailler, qu'à être utile, qu'à rendre service, qu'à faire plaisir.
Calendrier, étude des disponibilités de chacun et le samedi 22 octobre 2005 , la machine Schindler était à nouveau au Chemin de fer des Chanteraines. À 8 heures, avec Jean-Jack, nous avons allumé la Bertha et à 10 heures, nous avions 5 bars au mano. Entre temps, nous avons brasé la tuyauterie de raccordement entre la prise de vapeur de la locomotive et l'admission de la machine, et branché le tout.
Lorsque Jean-Jack a ouvert le régulateur, le moteur a fait ses premiers tours dans un jet de vapeur. Marche avant, marche arrière, jeu de la coulisse sur l'admission, réglages ultimes. Lorsque le reste de l'équipe est arrivé la machine avait repris vie.


Jean-Jack a ouvert le régulateur, Marc-André à la coulisse, la machine tourne.

Ce fut un moment inoubliable pour ceux qui ont participé à cette journée. 
Le Chasse-Marée n°183 en a parlé.


Les Séquanais autour de la Bertha, une vétérante de 1905.

Ensuite la machine est partie du 15 novembre 2005 au 28 février 2006 au Palais de la Découverte à Paris pour l'exposition :

 "A TOUTE VAPEUR ! Autour de Suzanne, chaloupe à vapeur de 1882".

Mais la machine était orpheline. Sans sa complice, la chaudière, aucune vie de peut lui être insufflée alors comme nous étions devant un néant, il a fallu la concevoir : une chaudière Field comme à l'époque de Suzanne, une chaudière à tubes d'eau aveugles faisant office de bouilleurs, plongeant dans un foyer chauffé par la flamme. Ce fut un retour aux études, les vieux livres acquis patiemment furent alors à nouveau ouverts, consultés, les pages tournées et retournées, comparées avec celles d'autres livres tout aussi poussiéreux. Tout ce petit monde de ma bibliothèque se réveillait à la recherche de la recette, celle qui ferait un jour tourner la machine de Suzanne. Ce fut alors l'époque des calculs et du dimensionnement, des formules, des contraintes à respecter, des limites à ne pas dépasser. Le nécessaire et le suffisant à produire pour que ces jolies bielles puissent tourner à nouveau après tant d'années d'immobilité. C'est Jean-Jack qui a dessiné les plans de mes élucubrations studieuses et nous sommes allés consulter la chaudronnerie Barata à Longjumeau, parce que Monsieur José Barata était un spécialiste de ce type de chaudière. À l'école des Art & Métiers il avait pour parrain M. De Poray, un autre ingénieur des A & M qui avait passé beaucoup de temps à améliorer ce type de chaudière et lorsque nous lui avons amené notre projet, cet homme affable, humble et d'une grande humanité s'est illuminé, notre projet de construction le plongeait dans les études de sa jeunesse. Il nous a accueillis avec tant de gentillesse et d'écoute qu'il est à mon sens indissociable de cette aventure..


La chaudière type Field qui équipera Suzanne. 
Elle est photographiées dans la chaudronnerie de M. Barata.

2006

Le 23 janvier 2006 nous essayions la machine de Suzanne dans la chaudronnerie Barata pour vérifier sa consommation réelle. En effet avant de se lancer dans la construction du générateur il valait mieux valider en vrai dimensionnement le rapport chaudière-machine.


L'essai de la machine chez M. Barata.

Le 28 mars la chaudière de Suzanne arrivait à la Gare d'eau. Entre temps nous avions fixé la machine sur un berceau en cornières lui-même solidaire des carlingues et raccordé son axe à l'arbre d'hélice.
Puis ce fut au tour de la chaudière d'être fixée sur les carlingues à l'aide de tire-fonds.  Maintenant que ces deux éléments majeurs, étaient en place, il fallait les relier en tenant compte des tous les accessoires, pompes à vide,  pompe alimentaire, condenseur, bâche à eau, réchauffeur, clapets. Nous dessinions le schéma d'implantation et définissions la nomenclature des éléments nécessaires à acheter pour les relier : coudes, réductions, manchons, tubes en cuivre, clapets, vannes, dérivations, etc. Le 8 mai tous les éléments de la tuyauterie étaient à pied d'œuvre.


Schéma d'implantation des différents éléments.

En mai, un mois avant le lancement, je soudais, montais à blanc, démontais, remontais sans oublier les joints et tout ça sur la berge devant la Seine sous le soleil. Enfin le 24 mai j'allumais pour la première fois la chaudière sur la berge bienveillante et l'hélice s'est mise à tourner. Suzanne s'animait par elle-même.

Le dimanche 11 juin, c'était le lancement à Sequana, tradition oblige. J'allumais la chaudière au ponton sous le regard de nos visiteurs venus nombreux pour l'évènement. Pour certains c'était une curiosité inhabituelle, pour d'autres un alambic, pour d'autres encore, cette fois averti, la curiosité les poussait à attendre de la voir tourner.
La journée a été magnifique et un grand moment de bonheur pour moi.
Quelques petites améliorations ont eu lieu par la suite notamment l'adjonction d'un injecteur.


Le jour du lancement sur la Seine en face de la gare d'eau.
Comme elle est belle !

Il me restait encore à rédiger le manuel d'utilisation du groupe de propulsion (chaudière-machine).

Ensuite nous avons navigué...

                            ...et nous continuons...

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