Nos écrits de janvier 2023

En 3 D

La file d’attente commençait sérieusement à s’allonger devant les grilles du château de Trémohar.
Il faut dire que l’affiche était alléchante, bien conçue pour attraper le regard, le capter dans ce monde où l’attention est sans cesse sollicitée par ce qui n’a aucune importance pour assurer le minimum vital.
Le château avait été dessiné par une artiste inconnue jusque-là, dénichée par la mairie de Berric à la faveur d’un concours. Bingo ! Elle avait su marquer les esprits. C’est avec des traits précis et gracieux qu’elle avait reproduit la bâtisse d’un graphisme à la fois moderne et respectueux de l’histoire dont elle était chargée.
A cela, un « web designer », c’est comme cela que s’appelle ce métier, avait rajouté quelques personnages en costume d’époque comme pour arrêter le temps et ramener le spectateur de l’œuvre au siècle de la construction du château.
Le public, qui n’était pas resté insensible à cette expression artistique, avait donc répondu présent pour la visite de ce jour.
Mais, à dix heures, les grilles du château étaient toujours fermées !
Chacun s’interroge, consulte à nouveau l’affiche pour bien s’assurer qu’il n’y a pas d’erreur sur le jour et l’heure, jette un œil sur sa montre.
Les commentaires commencent à s’élever et les questions fusent.
Que se passe-t-il ? Il faut appeler la mairie ! A cette heure, et en ce dimanche, nous n’aurons personne, suggère l’un ! Mais non, ce n’est pas la mairie qu’il faut contacter ! Regardez, s’exclame un autre, sur l’affiche, il est mentionné que la visite est organisée par l’Association de Défense du Patrimoine de Berric.
Un touriste, qui s’auto-proclame chef des opérations du moment, prend la lourde initiative de téléphoner.
On fait cercle autour de lui. On attend fébrilement le résultat de l’appel. Le regard dépité, il annonce « C’est la messagerie ! ».
Que D faire ? Une autre touriste émet l’idée lumineuse qu’il ne serait pas idiot de rappeler et de laisser un message. C’est ce qui fut aussitôt fait.
Forts de l’espoir d’avoir une réponse qui ne viendra pas, les membres du groupe s’interrogent tout de même sur ce qui se passe. Certains prétendent que l’organisation laisse à désirer, menacent d’intenter un procès et de faire jouer leur assurance.
D’autres au contraire défendent l’association, indiquant qu’ils en connaissent les membres et le sérieux, qu’il doit sûrement y avoir quelque raison indépendante de la volonté des organisateurs et qui constituerait un cas de force majeure, comme on dit dans les instances officielles.
Oui, cette association est des plus fiables, renchérit un habitué, et il connait d’ailleurs celle qui devait aujourd’hui ouvrir les grilles en la personne de Madame GUILLEMETTE.
Tout ce beau discours laisse indifférents et sceptiques ceux qui ne la connaissent pas ! Force majeure peut-être, mais force est de constater qu’elle n’a pas fait ce qu’elle devait faire aujourd’hui, cette dame, et que c’est bien de sa faute si, tous, restent sur le pavé à perdre leur temps.
Non, non, ce n’est pas normal, soutient son avocat du jour ! Il lui est sûrement arrivé quelque chose ! Madame GUILLEMETTE est dans cette association depuis une bonne quinzaine d’années. Elle a toujours été présente quand il le fallait et là où c’était nécessaire, fidèle parmi les fidèles.
Son défenseur n’en démord pas, il lui est arrivé quelque chose à Marie-Joseph !
Son inquiétude finit par gagner le groupe qui, de toute façon, n’avait rien d’autre à faire pour l’instant que de s’inquiéter.



Voyons, voyons, réfléchissons vite et bien. Commençons par aller chez elle. Elle habite juste derrière la mairie, c’est juste à côté.
Mais, après avoir fait le tour de sa petite maison, le portail étant toujours ouvert, on n’en sait pas plus. Les fenêtres sont bien fermées et personne ne répond à l’appel.

Et le cimetière ? Marie-Joseph a aussi l’habitude d’y faire chaque jour un tour pour jeter un œil sur la tombe de son mari parti depuis maintenant dix ans. Des petits plaisantins disent d’ailleurs que c’est sans doute pour s’assurer qu’il est toujours là ! Oui, voilà, elle y est allée et a sans doute été victime d’un malaise. On oublie souvent que les personnes qui sont toujours présentes là où on les attend peuvent aussi, un beau jour, ne plus être là pour raison de santé par exemple. C’est aussi un bon motif d’absence.
Le groupe commence par se diriger vers la tombe de feu GUILLEMETTE Marcel – très bien entretenue au demeurant et fraîchement fleurie - puis, ne trouvant pas trace de la disparue, s’éparpille dans tout le cimetière.
On s’attarde au passage sur les sépultures, commentant la décoration, l’audace de l’architecture de certaines tombes qui marque jusque dans ces lieux la différence de classe sociale, l’âge des défunts en s’attristant sur les plus jeunes même s’ils restent de parfaits inconnus.
Mais, trève de promenade, quand le groupe se retrouve à l’entrée du cimetière, il faut bien se rendre à l’évidence, de Marie-Joseph, point, nulle part !

A l’issue d’une nouvelle réunion, genre brainstorming, il est émis l’idée d’aller questionner les voisins et commerçants susceptibles de l’avoir vue.
Le boucher dit que « oui c’est curieux, maintenant que vous me parlez de Madame GUILLEMETTE, c’est vrai qu’elle n’est pas venue chercher sa viande comme tous les dimanches. Et, de mémoire de boucher, c’est la première fois que je ne la vois pas le dimanche. Depuis, je dirais, toujours, elle me commande un morceau dans l’aloyau. Et elle ajoute à chaque fois Pas trop gros le morceau, c’est pour moi toute seule, vous savez bien. Ah, oui, c’est bizarre !».
Le témoignage de sa voisine, Madame EDMONDE, n’est pas plus utile puisqu’elle dit que, à l’heure où Marie-Joseph était censée se rendre au château, elle dormait, « parce que, vous comprenez, à mon âge, on n’a pas besoin de se lever si tôt le dimanche. Pour quoi faire ? La journée est bien assez longue ! Et je me suis levée tôt toute ma vie, alors je peux bien me reposer un peu ». Les raisons pour lesquelles elle se levait à l’aube n’ont été entendues de personne.
C’est au tour de la boulangère et c’est une bonne pioche parce que Madame AMANDINE indique que, oui, elle a vu Marie-Joseph ce matin, tôt, il devait être sept heures, à l’arrêt du car pour Questembert. « Oui, ça m’a étonnée, ajoute-t-elle, à cette heure, j’ouvrais la boulangerie. Mais c’était bien elle. C’est bien la première fois que je la vois prendre le car. Pourtant, j’en vois du monde, mais elle ! J’en reviens pas ! »
Ah, enfin une piste, et quelle piste ! Madame GUILLEMETTE partant pour Questembert ! Mais que pouvait-elle y faire ! On ne lui connaissait personne, ni famille, ni amis ! Une démarche officielle ? Non, pas un dimanche ! Et pourquoi là-bas ? Il y a tout ce qu’il faut à Berric ! Non c’est un vrai mystère.
Les visiteurs potentiels du château, quelque peu médusés, repartent vers le lieu de la visite. C’était tout de même le but premier ! Et, oh merci, Mon Dieu, les grilles sont ouvertes. Les questions sur le sort réservé à Marie-Joseph GUILLEMETTE restent sans réponse, certes, mais la visite peut enfin commencer.


En ce dimanche béni, Marie-Joseph GUILLEMETTE a choisi la plus belle place dans le car pour ne rien perdre du paysage. Elle colle presque son visage à la vitre, comme un enfant devant une vitrine de Noël.
Sa journée est pour elle seule. Il s’agit donc d’en profiter au maximum et c’est pourquoi elle s’est levée bien plus tôt qu’à l’habitude. Il n’était surtout pas question de rater le car pour Questembert.
Plusieurs jours auparavant, elle avait repéré les horaires de passage à l’arrêt devant la boulangerie. Elle avait lu l’affiche maintes fois, à des moments différents, et discrètement pour ne pas éveiller les soupçons. On est toujours plus ou moins surveillé malgré soi. C’est ce qu’elle pensait, en sa qualité d’ancienne employée du Trésor Public qui passe son temps à regarder ce qui bout dans la marmite des citoyens, au besoin grâce à la délation des « « chers voisins ». Toute une carrière au service de cette Administration laisse des traces, bien malgré elle parce qu’elle est plutôt de nature joviale et fantaisiste.
Mais personne ne le sait.
En cette journée donc, elle décide de prendre la poudre d’escampette vers d’autres cieux. Et dans la préparation de son escapade, une certaine affiche a joué un rôle primordial. Placardée à l’arrêt de bus, juste à côté des horaires, elle vante les mérites de plusieurs films qui sont donnés au cinéma L’Iris à Questembert. L’Iris ! Quel beau nom ! Elle qui cultive aussi l’art des fleurs qu’elle pose religieusement sur la tombe de Marcel se dit que c’est sûrement un présage à ne pas rater. Rapidement, parce qu’il ne faut pas trop s’attarder ici, elle jette son dévolu sur ce cinéma. Ce sera là qu’elle se rendra, un jour, elle ne savait pas quand exactement, mais elle le fera.
D’aucuns diront qu’il y avait donc incontestablement préméditation.
L’argent du boucher sera investi dans ce voyage extraordinaire pour une place de cinéma. Ça vaut bien un beefsteak. Et s’il reste un peu de monnaie, Marie-Joseph a très envie de goûter à ces petites formes toutes boursouflées de maïs, du pope-corne, croit-elle que cela s’appelle. Humm, ça va être délicieux à tout point de vue. Le film, elle le racontera, ou pas, à Madame EDMONDE. Comprendra-t-elle ? Pas sûre ! Elle pourrait dire que son amie a perdu la boule, elle si réservée et sans surprise, qu’elle a abandonné son poste à l’Association. Tiens, au fait, se questionne Marie-Joseph, « m’auront-ils remplacée ? Ou leur serais-je indispensable ? »

FIN

Cécile EVEN

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