Nos écrits d'octobre 2022

LE BON NUMERO

Mon expérience au tribunal fut épique.
Cette journée du 5 juillet 2037 avait pourtant débuté sans surprise sous les meilleurs auspices.
Comme d’habitude, j’ai commencé par me détendre gentiment, après une nuit de sommeil quelque peu agitée par des songes que j’ai toujours du mal à reconstituer mais qui laissent une impression bizarre. Il me faut le temps de me réadapter au monde réel. Et ça commence par le branchement de la cafetière, mais aussi par la mise en route de mon smartphone.
C’est le passage obligé pour rester « connecté » au monde depuis le 31 décembre 2025, date qui marquait la fin irrémédiable de toute communication au moyen du papier. Ecologie oblige, parait-il … Quel est l’impact sur l’environnement de nos échanges exclusivement électroniques depuis cette date ? C’est mieux ? Nous n’avons pas d’information sur la question mais ceci est une autre histoire.
Ceux qui nous gouvernent ont néanmoins décidé de ne pas réformer la Justice qui reste rendue par des Juges et non pas par des logiciels.
Après avoir fait défiler les nouvelles qui n’en sont pas, éliminer toutes les publicités qui persistent à vouloir me piéger, je vois un mail dont l’objet est « Notification officielle ».
Oups ! Qu’est-ce ? Encore une tentative d’arnaque de la citoyenne que je suis ? Le drapeau tricolore m’incite néanmoins à ouvrir le message. L’hameçonnage potentiel renseignera le pirate sur ma vie au demeurant bien banale. Le risque est donc plutôt minime.
Fébrilement, j’actionne la touche qui ouvre le message. C’est bien mes nom, date de naissance, adresse, qui y figurent !Je suis « invitée » à me rendre au Palais de la Recherche de la Vérité afin de constituer le jury de la Cour d’Assises ! Mazette !
Et en fait d’invitation, il m’est expliqué que je suis dans l’obligation d’accepter cette missionau titre du devoir civique qui consiste à juger son prochain, au risque de me voir infliger une amende. Soit, mes finances étant limitées en ce moment, j’accepte de jouer le jeu. Mais quelle responsabilité ! On me gratifie d’office des qualités idoines pour endosser la robe de Juge. Dois-je m’en sentir fière ? Oui, sans doute.
Le jour dit, je me rends à l’adresse indiquéepour la première fois de ma vie, via le téléguidage par smartphone interposé. Je me fais effectivement la réflexion selon laquelle je pourrais prétendre au titre de la citoyenne la plus anodine, la plus transparente, celle qui fait tout bien dans les clous et dont on n’entend donc jamais parler. Mais ce n’est pas ce genre de personnage que l’on gratifie. Il faut assurément défrayer la chronique. Et les personnes qui doivent être jugées, potentiellement par moi, font partie de ceux dont on parle pour des exploits à leur façon.
Pour l’instant, je ne figure pas sur la liste des accusés, et c’est bien pourquoi j’ai été tirée au sort en ma qualité de personne au-dessus de tout soupçon, ma fiche pénale étant à ce jour vierge de toute infraction aux lois de la République.
J’approchais donc doucement de ce monde, à tâtons, comme un aveugle sans sa canne, comme une Bécassine parachutée en milieu citadin, chaussée de mocassins bien trop grands.
Quelle idée aussi de mettre des chaussures neuves un jour de procès ?
Mais je voulais « bien présenter » comme on dit, comme pour un premier rendez-vous amoureux. J’ai comme l’impression d’être à côté de la plaque. Mais me voilà engagée.
Les portes automatiques de ce Palais s’ouvrent dès que ma silhouette se profile, sans que j’actionne quoi que ce soit. C’est impressionnant, ce lieu très haut de plafond, aux murs tout blancs, sans tâche. Quelques affiches renseignent sur les lieux d’où est censée sortir la Vérité, comme d’un puits tapissé de toute l’intelligence humaine.
D’autres affiches incitent à déposer sa candidature pour le métier de Magistrat que l’on nous qualifie de « beau », « ouvert sur le monde », « soucieux de l’intérêt de tous et de chacun » … Je m’interroge encore sur le besoin de devoir recruter et sur le revers de la médaille.
Toute à mes pensées, et quelque peu éblouie par ce qui m’entoure, je me prends les pieds dans le tapis, à deux doigts de me cogner à la porte de la salle où je dois me rendre.
La porte est pourtant grande ouverte parce que j’apprends aussi que la Justice doit être audible pour tous et se rendre public admis.
Je consulte la liste des affaires et je vois que, parmi les méfaits, on allait juger des tronçonneurs de veille dame. Les voleurs de poule ou de posses de terrre, même avec violence, ce n’est pas pour cette Cour. Non, ici, on juge les grandes causes.
Je vois qu’ils s’y sont mis à plusieurs, sans doute pour se partager le poids de la culpabilité. Je me prends à donner à ces individus, à les supposer fautifs, une part d’humanité avant de commencer à jouer le rôle qui m’est destiné. Je suis sur la bonne voie.
Les choses sérieuses commencent par le tirage au sort de la liste des jurés.
Le président est très concentré sous sa robe rouge à plis, avec de la belle fourrure blanche sur le col. Ça ferait un effet d’enfer à la Fashion Week ! Mais l’expression de son visage n’incite pas à la légèreté. A sa droite et à sa gauche, deux autres Magistrats sont là, tout aussi sérieux, mais vêtus d’une robe noire. Le contraste des couleurs est intéressant. Je confirme que cela pourrait interpeller un grand couturier.
Mais ce qu’ils dégagent n’incite pas à la légèreté. Bienvenue dans un monde où la tendresse n’a pas droit de cité, où le sublime reste dans la salle des pas perdus. Entrez dans un univers où l’on parle beaucoup sans écouter forcément.
D’une main leste, sans doute habituée au geste, le Président attrape un jeton parmi d’autres emprisonnés dans un sac de toile de jute qui rappelle curieusement le monde du début du siècle, comme pour nous rassurer et nous rattacher à un bout de notre enfance.
Un à un, il lit les numéros gravés sur les petites pièces de métal avec la régularité d’une horloge et la précision d’un morceau de musique plutôt funèbre au demeurant.
A chaque annonce, la personne dont c’est le numéro se lève, l’air décidément grave. Cela doit être la consigne impliciteque je découvre sans l’appliquer en apparence. Sous le regard de tous et dans un silence de plomb, chaque élu va donc devoir prendre place sur la grande estrade et au-dessus de laquelle sont peints les mots « La Justice est le droit du plus faible ». C’est rassurant et je veux y croire.
Je porte le numéro vingt-deux. A chaque plongée de la main du Président dans le petit sac, je redoute de l’entendre résonner. De sa voix de stentor, le Président, qui aurait aussi pu faire carrière dans la chanson, proclame « Vingt-deux ! ». L’ai-je bien entendu ? Oui, c’est moi, il n’y a pas de doute.

Alors que je me dirige, comme tous mes compagnons du jour, vers l’autel, les jambes un peu flageolantes je dois le reconnaître, malgré l’air détaché que je feins d’adopter, j’entends « Récusée ! ». Qui a parlé ? Je ne cherche pas à savoir. Je stoppe net ma progression. Je comprends là tout de suite que je vais repartir. Je sors de ces lieux, partagée entre la déception de ne pas vivre l’expérience qui n’aurait pas été anodine, et le soulagement de reprendre ma vie où elle s’était arrêtée par ce matin du 5 juillet.

Cécile EVEN

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