Nos écrits d'octobre 2022

CIMETIÈRE DE MEUDON

Sur un banc, assis à l’ombre d’une marquise, je regarde les sépultures qui m’entourent. J’écoute le silence troublant qui folâtre parmi les pierres tombales, feu follet invisible et évanescent. Cet endroit, le cimetière des Longs Réages domine, comme l’observatoire de Meudon, une grande partie de la cité parisienne et ses alentours. Les habitants de ce lieu ont une vision dégagée sur le monde des vivants. Certains sont là depuis longtemps. Ils ont vu les choses changer dans la société. Ils ont observé des enterrements à la va-vite, des cérémonies à n’en plus finir avec discours, goupillon et forces escobarderies. Pas de grands monuments funéraires orgueilleux, on est déjà en hauteur, on domine. Parfois la cohabitation interroge et fait sourire : un résistant, un collabo, une femme du monde, une ménagère ! cette sérendipité mortuaire des jardins des allongés aiguise nos curiosités. La mort et le hasard font bon commerce.
Je suis seul en ce dimanche. Il est près de 17 heures, j’ai terminé ma reconnaissance, une randonnée prochaine pour un groupe. Je fais une pause méritée avant de reprendre le train.
Près de moi le dolmen de Piketty parle de la Bretagne et des embruns qui courent sur les rochers de Quiberon puis recouvrent mon âme chagrine de la noirceur du temps et du poisseux de la marée, senteurs océaniques qui puent la décomposition végétale et animale de la mer. C’est le royaume de Neptune qui rejette la vie et engloutit les terres en tsunamis dévorants.
 Au loin je perçois l’immensité de la démesure de l’homme et de ces cités orgueilleuses érigées vers le firmament. C’est la Défense et son univers bétonné, cathédrales sans foi peuplées de figurants qui s’imaginent irremplaçables et que l’on conduit vers l’abattoir. Les nécropoles sont pleines de gens qui se pensaient indispensables. Pourtant, la Terre continue de tourner sans eux, indifférente aux humains. C’est le cas ici. Combien de trépassés qui se croyaient nécessaires à la bonne marche de l’entreprise, de la société ? Ils sont oubliés : morts inutiles bien souvent vivants futiles. Une exception à quelques pas de moi, il est un disparu qui pose problème : médiocre dans sa vie, perturbateur dans son renom, un frustré que l’Histoire a hissé au sommet. Il aurait pu être un héros. Il ne fut que collabo. Pourtant, il ne laisse personne indifférent. Haï, rejeté, méprisé, l’homme restera malgré tout l’un de nos plus brillants écrivains ! sa dalle de pierre est simple, presque à l’abandon. Il a disparu de la mémoire de nos concitoyens. Pas de bruit. Un entrefilet dans les journaux, fermons la parenthèse. Plus tard une réédition de ses œuvres sera discutée, une célébration annulée par le ministère de la Culture. On ne prononce pas son pseudo, encore moins son nom de naissance, même du bout des lèvres.
Mon regard dérive vers le lointain. Arrogante, telle la tour de Babel défiant le cosmos, la tour Eiffel dresse ses poutrelles d’acier vers le firmament. Les nuages assombrissent le ciel et moutonnent, tout en rigolant de l’insolente dans une danse macabre.
Plus bas, la Seine charrie le cadavre déliquescent de l’humanité où l’humain n’a plus sa place. La Terre nous survivra. Nos sociétés s’anéantiront dans un futur cataclysme.
Tandis que vous êtes bien tranquilles, sous les dalles de marbres, mes amis disparus par décision de la Mal-Parée, je rêve de vous rejoindre, de faire le voyage avec vous. J’entends vos ricanements d’outre-tombe. Hélas ! L’au-delà ne vaut guère mieux que la surface terrestre, dites-vous !
Le bruit d’un train, à côté, passe en ébranlant les rails de son poids, perturbe le calme. Il a filé. Il est passé, comme vous qui êtes là dans la puanteur du sous-sol.
Pas un arbre, le terrain est dénudé. La mort est aride. Seuls quelques proches viennent parfois se recueillir devant un être cher, poser une couronne de fleurs ou bien montrent leur joie d’une délivrance. Une veuve désormais convolera à sa guise. Elle ne se cachera plus de son défunt pour le faire cocu. Un vieux ou une vieille qui respire après quarante ans de vie commune de répugnance exacerbée et d’hypocrisie affichée. Dans les nécropoles rôde l’ombre des amants sur la tombe de leurs bien-aimées.
Que la mort est belle et souhaitable quand l’autre, époux ou épouse, n’est plus qu’un souvenir évanescent.
Mes yeux se posent sur l’allée de ton dernier passage j’aperçois ton ultime demeure. Pas de fleurs. Tu résides pour ce voyage jusqu’au bout de la nuit sous cette pierre tombale. Sur l’ici gît, ton nom de naissance et celui d’auteur. Quelques cailloux pour t’emmerder que des promeneurs auront jetés. Ils symbolisent la religion judaïque. Un dernier pied de nez à celui qui fut un antisémite forcené, partisan de l’extermination des juifs, boucs émissaires de tous les maux. Tu dois râler de cette présence allusive de ceux et celles que tu as abominés. Par ton renom tu as justifié les fours crématoires. Ils se vengent à titre posthume.
J’ai lu certains de tes romans. Ils m’ont émerveillé. J’ai parcouru tes pamphlets. Ils m’ont fait peur.
Je sens plutôt que t’entendre, le gargouillement railleur de l’homme qui hait. Des entrailles de son trou montent les vociférations qui grouillent comme la vermine dans les corps en décomposition.
Le vent doux m’apporte ses cris d’amertume et de violence que la pierre froide du caveau ne bloque pas. Ce bruit de fond monte crescendo, murmure amplifié par la sono des peuples qui étouffent. Son public semble figé, sans chaleur, pas d’applaudissement ni de joie. Le paradis promis parait bien triste…
Sur le granit granuleux de sa demeure, un trois-mâts, immobile sur la mer des sarcasmes, attend son heure. Le temps, le vent n’ont de prise sur le navire en délire. Ses voiles gonflent et invectivent sur l’océan des ressacs incertains et des récifs de l’histoire. Au-dessous repose le haineux, celui qui a choisi sa clique. Le camp de toutes les concentrations, celles du temps jadis, celles de la littérature compromise et de l’infamie.
Le soleil s’amenuise à l’horizon. Je dois quitter ce lieu égoïste qui n’a pas voulu de moi. Mais avant de partir, je me dirige vers la tombe du réprouvé. J’irai cracher sur vos tombes, écrivait Boris Vian. Je me retiens par respect pour son talent. Je me contente d’une pierre. Je l’ai posée à côté des autres. Le soir tombe. Je dois quitter ce lieu égoïste qui n’a pas voulu de moi.

Villermé Jean-Paul

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