Decauville et l'esprit saint-simonien

Decauville et l'esprit saint-simonien

Marc André Dubout

Amand Decauville (le père de Paul) était un Saint Simonien et avait de ce fait, dès 1860, créé de multiples avantages sociaux pour ses ouvriers : Jardins d'ouvriers, caisse d'épargne, coopérative, médecine gratuite, etc.

Le courant philosophique saint-simonien est issu d'une oeuvre posthume de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon1 (1675-1755) dont les idées en rupture avec la politique de son temps (royauté) ont trouvé écho dans les idées socio-éconimico-politiques selon lesquelles il faut "accroître le bonheur social du pauvre".
Newton, Copernic, Kepler, Galilée, Huygens et Descartes avaient jeté les bases de la science générale dès le XVIIème S. par leurs découvertes universelles en rupture avec la religion2. Le "siècle des Lumières", mouvement philosophique, littéraire et culturel que connaît l'Europe du XVIIIe siècle (de 1715 à 1789) contribue à ce mouvement de pensée en se proposant de dépasser l'obscurantisme et de promouvoir les connaissances
Vers 1830, avec l'élan de la révolution industrielle, il ne s'agit plus de croire mais de comprendre. La religion basée sur la croyance devient une doctrine, basée sur la science.
Sur le plan spirituel, la doctrine veut donner le pouvoir aux scientifiques, aux industriels, aux cultivateurs qui à la fois produisent et sont associés à l'administration de la nation. Remplacer l'aristocratie de naissance par celle de talent. C'est une doctrine laïque et rationnelle, basée sur les intérêts des Hommes, du bonheur et de la fraternité.
Sur le plan social, le saint-simonisme est basé sur l'association entre les hommes et la suppression de la féodalité et des privilèges. Il faut rompre avec le principe selon lequel une minorité d'oisifs exploite une majorité de travailleurs. On doit pouvoir s'élever selon son mérite et l'industrie participe à cette élévation du niveau de vie des hommes.
Politiquement, la politique est la science de la production et le peuple doit y être associé, comme il l'est à la production. Saint Simon souhaite que la société devienne un grand atelier où chaque classe a un rôle utile. Pour lui, les industriels doivent s'associer avec leurs ouvriers pour assurer l'intérêt général et le bien public.
Relayées par Auguste Comte, devenu son secrétaire en 1817, ces idées se développent tout au long du XIXème S. défendues par "Le Producteur", Journal philosophique de l'industrie, des sciences et des beaux-arts et par "Le Globe", journaux dans lesquels les saint-simoniens promoteurs des premières lignes de chemin de fer (Paris St Germain, Cie Paris Lyon à la Méditerranée, etc.), promoteurs des grands travaux (routes, canaux3), de la création de grandes écoles, d'institutions, etc. expriment les idées nouvelles, visant non pas à révolutionner mais à transformer la société.

L'ascension extraordinaire de M. Decauville en moins de onze années et le succès de son entreprise a transformé le hameau de Petit-Bourg en une ville avec une cité ouvrière, un théâtre, une boulangerie, une caisse d'épargne et garantissant une retraite aux actifs dont les vieux jours sont assurés.
Reliés par la Seine et la ligne du chemin de fer de Paris à Lyon, les ateliers qui couvrent une superficie de plus de 25000 m2 et font travailler 750 ouvriers ayant 200 machines-outils à leur disposition sont les plus importants du monde pour la fabrication des chemins de fer portatifs.
Ces chemins de fer portatifs sont présents sur tous les points du globe et M. Decauville a reçu moult diplômes d'honneur et médailles4 à diverses expositions dans le monde.
Il reçut à l'Exposition de 1878 la croix de la Légion d'honneur, ainsi que d'autres distinctions internationales.
Bien des applications du chemin de fer portatif sont représentées et leurs usages également sont très répandus (expositions, constructions, terrassements, militaires, transport de voyageurs, lignes de pénétration dans les colonies).

     
Polygone du Hoc au Havre, essai de canon de 27 centimètres et de 32 centimètres de la Marine française.
Le Technologiste ou archives des progrès de l'industrie - 3ème série tome septième

Dans cet article du "Petit journal illustré ", on retrouve bien l'esprit philanthropique de MM. Decauville, soucieux du confort de leurs ouvriers.

Les délégations ouvrières étrangères et françaises envoyés à l'Exposition viennent de visiter en détail les usines de la Société Decauville Aîné à Petit-Bourg
Elles ont trouvé dans ces usines des institutions philanthropiques d'un ordre absolument nouveau, que MM. Decauville ont installées dans ces dernières années.
La diminution des loyers proportionnellement au nombre des enfants et au nombre des années de séjour, l'installation des chambres confortables pour les ouvriers célibataires à raison de quinze centimes par jour, et de restaurants à des prix extraordinaires de bon marché ont vivement frappé les délégués qui sont tous des ouvriers intelligents et pratiques venus de l'Angleterre, du Danemark, de l'Espagne et du Portugal. La délégation anglaise était présidée par M. Burns, conseiller municipal de la Ville de Londres.
L'article du "Petit journal illustré " n°9705 du 22 juillet 1889 et La Nation n°1916 du 20 juillet 1889
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Un autre aspect du partage et de la reconnaissance est l'abandon des ultimes recettes du "chemin de fer intérieur" au personnel qui l'a exploiter pendant toute le durée de l'Exposition.

L'article du "Petit journal illustré " n°9813 du 7 novembre 1889
MM. Gaillot et Gallotti, concessionnaires du chemin de fer de l'Exposition, et la Société Decauville, qui en a l'exploitation, viennent d'avoir une généreuse idée.
Du 6 mai au 31 octobre, ils ont transporté, comme nous l'avons dit 6 062 476 voyageurs. Ils se déclarent satisfaits de ce résultat et du bénéfice obtenu. Du 1er au 6 novembre, ils ne veulent plus rien toucher de leur recettes. Ils ont décidé de partager entre tout leur personnel le bénéfice réalisé en ces six derniers jours.
C'est un cadeau d'une quarantaine de mille francs qu'ils vont répartir entre les 280 agents de tous grades qui ont participé à cette utile et heureuse entreprise.
Tout le monde a d'ailleurs été unanime à reconnaître leur bonne tenue, leur obligeance. La nouvelle sera donc agréable au public. Ces braves gens garderont un précieux souvenir de l'Exposition et de leurs patrons actuels.
L'article du "Petit journal illustré " n°9813 du 7 novembre 1889

Nous pourrions aussi évoquer les banquets de fin d'exposition et de Petits-Bourg relatés dans la rubrique" La presse en parle" comme témoignage de partage. Cette tradition a perduré jusque dans la première moitié du XXème S.

Le Petit Parisien n° 58 du 16 mars 1890 (fragment d'article)
Ajoutons qu'il ne se contente pas de se préoccuper sans cesse du perfectionnement de ses outillages et qu'il porte à ses ouvriers un intérêt constant, n'épargnant rien pour assurer leur bien-être et donnant un exemple de cet esprit de générosité qui fait l'union entre le capital et le travail.
M. Paul Decauville a été récemment nommé sénateur de Seine-et-Oise, et son élection a été validée la semaine dernière.

Notes :
  • 1 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) est un philosophe, économiste et militaire français, fondateur du saint-simonisme. Ses idées ont eu une postérité et une influence sur la plupart des philosophes du XIXème siècle. Philanthrope et philosophe de l'industrialisme, il est le penseur de la société industrielle française, qui était en train de supplanter la société d’Ancien Régime, à la fin du siècle des Lumières. L'économiste André Piettre le décrit par la formule : « le dernier des gentilshommes et le premier des socialistes ».(socialiste intègre et sincère).
  • 2 La terre tourne-t-elle ou pas ? N'oublions pas que l'Église a condamné Galilée.
  • 3 Le médaillé Decauville est au musée  du Petit Train de Semur-en-Vallon (72). Voir Journée DECAUVILLE à Courcouronnes et Evry Mardi 4 décembre 2007
  • 4 Le canal de Suez

Sources :

  • L'article du "Petit journal illustré " n°9705 du 22 juillet 1889 et La Nation n°1916 du 20 juillet 1889
  • Le Technologiste ou archives des progrès de l'industrie - 3ème série tome septième
  • Le Petit train de Semur-en-Vallon - histoire
  • BNF Gallica

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