Le chemin de fer et la littérature
Andreï Makine
Le testament français
Elle se pencha sur son
ouvrage, en donnant de petits coups d'aiguilles, précis et réguliers. Je
traversais l'appartement, descendis dans la rue. un sifflet de locomotive
retentit au loin. Sa sonorité adoucie par l'air chaud du soir avait quelque
chose d'un soupir, d'une plainte.
...
C'est derrière les fourrés de la Stalinka que passait ce chemin de fer à voie
étroite ; on eut dit une voie ferrée miniature, avec une petite locomotive
toute noire de suie, des wagonnets petits eux aussi, et - comme dans une
illusion d'optique - le conducteur vêtu d'un maillot maculé de cambouis : un
faux géant se penchant par la fenêtre. Chaque fois, avant de traverser l'un
des chemins qui s'enfuyaient vers l'horizon, la locomotive poussait un cri
mi-tendre, mi-plaintif. Doublé par son écho, ce signal ressemblait à l'appel
sonore d'un coucou. "la Koukouchka" disions-nous avec un clin d'œil
en apercevant ce convoi sur ses rails étroits envahis de pissenlits et de
camomilles...
C'est sa voix qui me guida ce soir là. Je contournai les broussailles à l'orée
de la Stalinka, je vis le dernier wagonnet qui glissait en s'estompant dans la pénombre
tiède du crépuscule. Même ce petit convoi répandait l'inimitable odeur de
chemin de fer, un peu piquante et qui appelait insensiblement aux longs voyages
décidés sur un heureux coup de tête. De loin, de la brume bleutée du soir,
j'entendis planer un mélancolique "cou-cou-ou". Je posais mon pied
sur le rail qui vibrait tout doucement sous le train disparu. La steppe
silencieuse semblait attendre de moi un geste, un pas.
...
Maintenant, je sais que ce train va de la briqueterie de Saranza à la gare où
l'on décharge ses wagonnets. Deux ou trois kilomètres en tout et pour tout.
Beau voyage ! Oui maintenant je le sais je ne pourrais plus jamais croire que
ces rails sont infinis et ce soir unique, avec cette senteur forte de la steppe,
ce ciel immense et avec ma présence inexplicable et étrangement nécessaire
ici, près de cette voie avec ses traverses fendillées, à cet instant précis,
avec l'écho de ce "cou-cou-ou" dans l'air violet.
Vers midi, sans nous
concerter, nous sortîmes dans la steppe. Nous marchions en silence, côte à côte,
en contournant les broussailles de la Stalinka. Ensuite, nous traversâmes les
rails étroits envahis d'herbes folles. De loin la Kouhouchka fit entendre son
appel sifflant. Nous vîmes apparaître le petit convoi qui semblait courir
entre les touffes de fleurs. Il s'approcha, croisa notre sentier et se fondit
dans le voile de chaleur. Charlotte l'accompagna du regard, puis murmura
doucement en reprenant la marche :
- Il m'est arrivé, dans mon enfance, de prendre un train qui était un peu le
cousin de cette Kouhouchka. Lui, il transportait des passagers, et avec ses
petits wagons il sinuait longtemps à travers la Provence. Nous allions passer
quelques jours chez une tante qui habitait à... Je ne me rappelle plus du nom
de cette ville. Je me souviens seulement du soleil qui inondait les collines, du
chant sonore et sec des cigales quand on s'arrêtait dans de petites gares
ensommeillées. Et sur ces collines, à perte de vue, s'étendait des champs de
lavande... Oui, le soleil, les cigales et ce bleu intense et cette odeur qui
entrait avec le vent par les fenêtres ouvertes...
Je marchai à côté d'elle, muet. Je sentais que la Kouhouchka serait désormais
le premier mot de notre nouvelle langue. De cette langue qui dirait l'indicible.
Deux jours après je quittai Saranza. Pour la première fois de ma vie, le
silence des dernières minutes avant le départ du train ne devenait pas gênant.
De la fenêtre, je regardais Charlotte, sur le quai, au milieu des gens qui
gesticulaient comme des sourds-muets de peur que ceux qui partaient ne les
entendent pas. Charlotte se taisait et, rencontrant mon regard, souriait légèrement.
Nous n'avions pas besoin de mots.
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