Le chemin de fer et la littérature
Jacques Rivière
Alain Fournier
Lycéen à Lakanal à Sceaux comme Alain Fournier, Jacques Rivière, témoin privilégié raconte la vie de ce poète d'une oeuvre "le Gand Meaulnes" et en imagine à la lueur de son expérience de la Grande Guerre ses derniers instants. Dans ce passage il retrace les derniers mouvements d'Alain Fournier depuis Bourges, jusque sur les Hauts de Meuse.
Fournier descendit à la
gare de Bourges, vit-il Sancerre sur son coteau, où moi je passai de nuit ? A
Saint Florentin, reçut-il comme moi, un oeuf dur lancé à la volée, du haut
d'un wagon, à la foule des soldats par une dame de la Croix Rouge, on crevait
de faim.
En tous cas, il dut voir comme moi cet aéroplane en miettes parmi les débris
de wagons près de la gare de Brienne-le-Château ; un tamponnement, simplement,
le premier accident de la guerre, et qui nous fit rire, tant nous espérions
mieux pour bientôt.
A Suippes, il dut arriver comme je partais traînant la patte, vanné déjà.
Et c'est peut-être le même jour que moi qu'en pleine Argonne dans la grande
combe des Islettes, qui résonnait comme une église, sous le ciel sombre, entre
les arbres noirs, il entendit pour la première fois le canon.
Verdun sous l'éclipse : la Woëvre plate, peuplée de soldats, de canons de
voitures; des espèces de grandes manœuvres sinistres, sous le soleil échancré,
avec de gros bourrelets tristes du canon en bordure de tout l'horizon. "Il
doit y avoir déjà du rab' de képis, la-bas", me dit un des mes hommes.
Nous sommes sans aucune nouvelle : simplement je remarque que la ligne qui va
vers Etain est déserte, et les maisons de gardes-barrières fermées;
Fournier rencontrera-t-il comme moi, à l'entrée d'Etain, cette charrette à bâche,
chargée de meubles et de gens, que nous prîmes pour une roulotte, que nous
encadrâmes de cris et de plaisanteries, mais qui se turent quand l'ayant croisée,
nous découvrîmes derrière, accroupie entre un lit et une armoire, une jeune
fille aux yeux complètement hagards.
Dans Taine, le flot des fugitifs encombraient la rue : "C'est épouvantable
! Ils tuent les femmes et les enfants, n'y allez pas !" nous criaient
risiblement, du sein de la foule, une femme affolée.
A la sortie de la ville - la nuit était déjà tombée - s'il y passa peu
d'heures après moi, Fournier put voir tout l'horizon plein d'incendies
tranquilles, chacun marquant un village: "Celui-là, nous disait cet homme,
c'est Audun-le-Roman, cet autre..." et nous glissions dans une petite
maison, où la famille, y compris un gros bébé rose et sale, était attablé
en silence, et où l'on remplissait nos bidons d'un vin très cher et très
mauvais.
Mais puis-je plus longtemps retracer par la mienne l'entrée de Fournier dans la
guerre ? Y eut-il ressemblance entre la façon dont nous vécûmes, chacun, si
près l'un de l'autre pourtant, ces instants ? Je ne le saurai jamais. Le 24,
notre division fut engagée pour la première fois à la lisière du Bassin de
Brey. Mon bataillon était en première ligne, le sien en seconde. Et c'est sans
doute tout près de lui, séparé seulement par la ligne de bivouacs des
allemands qui s'étaient refermée derrière nos positions, que je dus passer
cette nuit terrible du 25 (1).
...
Plus encore, à la lisière des bois au bout de la petite pente qui descend vers St Rémy, dans les parages où Fournier a dû tomber, sur les anciennes positions allemandes, les Américains, en 18 avaient campé. Conserves et brochures, linge abandonné : une voie de soixante sinuait entre les buissons sournoisement; près d'un gros tas d'obus, un crâne de cheval tout blanchi; des croix par-ci, par-là au pied des arbres, d'autres sur le versant découvert de la colline, comme de petites barques en peine, traînant un lourd filet, mais qui peu à peu, dans cette terre s'allège Une paix cependant, désolante, infinie...
J'ai refait à pied, en 1919, la dure dernière étape sur cette terre de mon ami.
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Notes
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