Le chemin de fer et la littérature
Stephan Zweig
L'Étoile au-dessus de la forêt
François, le serveur du vient d'apprendre que la comtesse d'Ostrowska va quitter l'hôtel le lendemain pour regagner Varsovie. Certain de ne jamais revoir l'inaccessible personne de ses passions, il décide de se jeter sous le roues du train qui emmènera la comtesse.
L'express qui la (la
comtesse) lui ravissait partait dans une heure, à 8 heures. Il allait se jeter
sous ses rêves.
...
Et en continuant sa marche précipitée, il arriva à la voie ferrée où les
deux lignes argentées des rails qui brillaient lui servirent de guide.
...Il attendait
simplement, il attendait, les yeux fixés sur la première courbe de la voie...
il croyait entendre le cri lointain de la locomotive...
D'un mouvement brusque il se jeta sur les rails. Le halètement lointain et très
léger de la machine qui gravissait régulièrement la pente traversa le
silence.
...
Le martèlement du train se faisait de plus en plus proche.
...
Les rails commençaient déjà à vibrer légèrement et à chanter sous sa tête.
...
Le train grondait. Les rails tremblaient, vibraient, le train s'approchait à
toute vitesse et la forêt était pleine de son grondement comme si de grosses
cloches sonnaient. La terre semblait vaciller. Encore un bourdonnement
assourdissant, un fracas, un tourbillon, puis un coup de siffet strident, le cri
anxieux et animal du sifflet à vapeur, et le gémissement perçant d'un frein
inutile...
La belle comtesse
Ostrovska occupait dans le train un compartiment qui lui était réservé.
Depuis le départ, elle lisait un roman français, doucement bercée par le
balancement du wagon. Il régnait dans cet espace étroit une atmosphère étouffante,
imprégnée du parfum suffocant de nombreuses fleurs à demi fanées. Dans les
somptueuses corbeilles qui lui avaient été remises au moment des adieux, les
grappes de lilas blanc pendaient, fatiguées, comme des fruits trop mûrs, les
fleurs penchaient, alanguies, sur leurs tiges, et les lourds et larges calices
des roses semblaient se faner dans le chaud nuage des parfums capiteux. Ces
lourds effluves étaient exaltés par la touffeur qui pesait sur le
compartiment, et ils provoquaient une torpeur accablante, bien que le train filât
à vive allure.
Soudain elle laissa tomber le livre de ses mains lasses. Elle ne savait pas
elle-même pourquoi. Elle était déchirée par un sentiment secret. Elle
sentait en elle une pesanteur sourde et douloureuse. Une angoisse subite et
incompréhensible lui serrait le coeur. Elle crut étouffer dans les exhalaisons
entêtantes des fleurs. Et cette douleur effrayante ne voulait pas céder, elle
ressentait chaque vibration des roues qui filaient, le martèlement aveugle du
train lui était un supplice indescriptible. Elle fut saisie par l'envie subite
et violente de retenir ce train dans son élan, de l'arracher à la souffrance
obscure au-devant de laquelle il se précipitait. Jamais, de toute sa vie, elle
n'avait été oppressée par une douleur aussi incompréhensible, par cette peur
inexplicable de quelque chose d'effroyable, d'invisible, d'inhumain. Ce
sentiment inexprimable se fit de plus en plus violent, et elle sentit sa gorge
se nouer de plus en plus. Ainsi qu'une prière, s'élevait en elle le souhait
plaintif que le train s'arrêtât.
Et soudain un sifflement strident, le cri d'avertissement la locomotive et le
grincement des freins. Le rythme des roues se ralentit, toujours davantage, puis
un dernier hoquet et un arrêt brutal...
Elle tâtonne jusqu'à la fenêtre pour respirer l'air frais La vitre cliquette
en s'abaissant. Dehors, des formes noires qui se précipitent... des paroles
saisies au passage, prononcées par différentes voix : un suicidaire... Sous
les roues... Mort... En pleine campagne...
Elle tressaille. Instinctivement son regard rencontre le ciel lointain et muet
et, à l'horizon, les arbres noirs et frémissants. Tout là-haut, une étoile
solitaire au-dessus de la forêt. Le regard de cette étoile est comme une larme
étincelante. Elle la contemple, et soudain une tristesse telle qu'elle n'en a
jamais connu. Une tristesse pleine de passion et de nostalgie, comme il n'y en a
jamais eu toute sa vie...
Lentement le train repart en trépidant. Assise dans compartiment, elle sent des
larmes couler en silence sur ses joues. La peur sourde a disparu, elle n'éprouve
plus qu'une douleur profonde et étrange dont elle recherche en vain la raison.
Une douleur semblable à celle des enfants lorsqu'ils se réveillent en sursaut
plein d'effroi, au milieu d'une nuit sombre et impénétrable, et se sentent
complètement seuls...
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