Le chemin de fer et la littérature
Jean Contrucci
L'énigme de la Blancarde
Pour
gagner la lointaine banlieue, Raoul acheta un billet de seconde classe à la
Compagnie du Chemin de Fer de l'Est de Marseille. Le nom était bien pompeux
pour une ligne qui ne dépassait pas huit kilomètres. Son siège se situait au
sous-sol du bâtiment abritant la Bourse du travail, marché des capucins, à
deux pas de la rue Canebière. Depuis deux ans, la compagnie exploitait un mode
de transport révolutionnaire que la municipalité avait offert le 23 décembre
1893, comme un cadeau de Noël aux Marseillais. Il s'agissait d'un chemin de fer
souterrain, unique en son genre, qui passait en tunnel sous la colline couronnée
par la Plaine Saint Michel (1) pour déboucher à l'air libre sur le boulevard
Chave. Il le parcourait dans son entier, desservait la petite gare de La
Blancarde et achevait son parcours devant le cimetière Saint-Pierre, le plus
important de la ville
Comme il n'était pas question - le tunnel mesurant près d'un kilomètre -
d'utiliser une locomotive à vapeur classique dont la fumée eût asphyxié les
usagers, on avait acquis de locomotives sans foyer Lamm et Francq, fonctionnant
grâce à un réservoir d'eau portée à 200 degrés, saturée de vapeur. Elles
tiraient un train de deux ou trois wagons selon l'influence.
Raoul Signoret suivit avec intérêt la manœuvre de la locomotive de la rame
qui venait d'entrer gare de l'Est. Elle rechargeait en vapeur auprès d'un générateur,
puis grâce à une plaque tournante située en tête de ligne, elle regagnait
maintenant, par une voie parallèle, la queue du convoi, qui, grâce à elle
redevenait la tête, lors du voyage retour. Le chef de train attendit que ses
wagons fussent suffisamment garnis pour donner le signal du départ à l'aide
d'une petite trompette criarde.
La boulevard Chave, ombragé de platanes qui commençaient à atteindre une
taille respectable, avait encore gagné plusieurs centaines de mètres en
direction de la petite gare qui en marquait son terme. Les immeubles y
poussaient comme des champignons après la pluie. En passant devant les murs de
la sinistre prison qui dressait sa silhouette patibulaire à l'angle de la rue
George, Raoul Signoret ne pût s'empêcher d'évoquer une autre silhouette inquiétante,
celle de Louis Coulon qui avait passé là le mois nécessaires à l'instruction
de son procès.
Il ne fallu pas moins de vingt minutes au convoi du Chemin de Fer de l'Est de
Marseille pour parcourir les six kilomètres le séparant de l'arrêt de La
Blancarde - le seul de la ligne - car les voyageurs étaient autorisés par le règlement
de la compagnie à demander au cheminot un "arrêt en pleine voie",
c'est à dire près de chez eux. Ils ne s'en privaient pas !
Le journaliste poursuivit à pied vers le hameau, en franchissant la ligne du
chemin de fer de Toulon à Nice et l'Italie, par le pont jeté sur le Chemin des
Pierres de Moulins (2), reliant La Blancarde à Marseille, qui avançait un peu
plus à sa rencontre.
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