Le chemin de
fer et la littérature
Jean-Baptiste Andrea
Des diables et des saints
Des trains le boum supersonique
venait de simples trains. Étienne m'expliqua tout quand je descendis lui porter
le message de l'abbé. Il connaissait son sujet - il avait été cheminot sur cette
ligne avant de devenir homme à tout faire aux Confins.
- On va attendre le suivant. Tu vas voir. Tu fumes ? Je dirai rien au Corbeau.
- Qui ca ?
- Sénac, idiot.
[ ] Une voie ferrée longeait la terrasse la plus basse de l'orphelinat, sans la
moindre séparation. Les deux appartenait à l'État, les trains d'un côté, les
orphelins de l'autre, et tant que les seconds ne tombaient pas sous les
premiers, autant économiser un grillage. Les rails s'enfonçaient dans un tunnel,
à quelques mètres à peine de la cabane d'Étienne.
- Il approche. Écoute chanter les rails. On appelle ça la berceuse.
La bête montait, ses yeux orange pleins du brouillard qui tombait sur l'Ubac en
fin de journées, même en plein été. Les phares larmoyaient de longues coulées
ambrées.
- il accélère, expliquât Étienne. Ce foutu tunnel, il est tellement étroit que
si t'entres pas à pile quatre-vingt kilomètre-heure, tu rabotes les côtés à cause
de l'oscillation. Et les costards de Paris rabotent ta paie d'autant.
La locomotive plongea dans la montagne, une trentaine de wagons à la traîne.
Gravide de métal et de bois, d'essence et de lait, de ciment, de voitures, de
pièces d'avion, de modernité. Une immense partie du commerce entre le Nord et le
Sud passait par là, saturait cette voie qui n'avait pas été conçue pour un tel
trafic. Elle reliait la France à l'Espagne, Le Havre à Tanger, l'Atlantique Nord
à la Méditerranée.
- Cinq kilomètres creusés à la pioche et à la dynamite par des tapettes, des
youpins des Basques et des poètes, expliquât Étienne.
Tous ceux que Franco déteste. Nous on dit des " esclaves ", eux, " prisonniers
politiques ". Ils construisent une liaison plus moderne du côté d'Aragnouet,
mais ils n'ont que des problèmes. On sera mort avant qu'elle ouvre.
Des hommes, des femmes, des familles tentaient régulièrement de fuir l'Espagne du
Caudillo par le vieux tunnel. Impossible. Cinq kilomètres et pas le moindre
espace où se tasser quand le train passait. Quelques centimètres entre les
wagons et les murs au plus, le conducteur devait avoir une maîtrise parfaite de
sa vitesse pour que la machine file droit. L'intérieur était noir comme un four,
même les phares abdiquaient. Du côté espagnol, une file de convois attendait
en permanence à l'aiguillage. Quand l'un sortait, un autre entrait en sens inverse,
toutes les demi-heures. Ceux qui s'engageaient à pied n'avaient aucune chance.
Étienne jurait que les parois du tunnel étaient rouges, du sang des imbéciles qui
s'y étaient risqués. Alors tant mieux si on n'y voyait rien. Lui-même quand il
conduisait, avait plusieurs fois senti des chocs suspects, des tressautements
inexpliqués de la machine.
- On n'y pensait pas, on faisait le job.
Le dernier wagon disparut devant nos yeux. Moins de dix secondes plus tard boum,
une paume d'air pur percuta ma poitrine. Étienne se mit à rire.
- Tu vois il n'y a pas beaucoup d'espace entre le train et les murs, alors la
locomotive pousse l'air devant elle. La pression augmente à l'avant, je t'assure
que tu la sens sur les vitres, tout se met à vibrer. Derrière, ça crée une
dépression. Mais la nature a horreur du vide, t'as bien dû apprendre ça à
l'école, non ? Alors l'air fini par s'échapper par tous les interstices, sur les
côtés, dessus, dessous, il coule le long du train et la pression s'égalise, d'un
coup derrière le convoi. C'est le bruit que t'entends. À cause de la
configuration des vallées, t'entends aussi le son du côté espagnol, répercuté
jusqu'ici. Si tu fais attention, tu verras qu'il sonne pas tout à fait pareil.
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