A MES SŒURS JUMELLES
Bien que venue au monde après mes deux sœurs, Liberté et Egalité, je peux
maintenant affirmer haut et fort que, moi, Fraternité, suis inséparable
d’elles, comme si nous étions nées au même moment.
Nos trois noms brillent côte à côte, fièrement, sur le fronton des
édifices publics de la petite commune de notre pays, pour rendre un
hommage sans cesse renouvelé à notre mère la République.
Qui peut en dire autant ? Oui, il y a de quoi être fier assurément !
Comme des enfants qui auraient vu le jour à la même heure exactement, à
l’image d’un triptyque dont chaque élément n’a de sens qu’en regard des
deux autres, nous ne pouvons pas exister isolément. Nous respirons le même
air et l’une souffre quand l’autre pleure.
Quand l’une triomphe, l’autre se réjouit de lui avoir apporté son soutien.
Des trois couleurs du drapeau national, je m’attribue le rouge.
Je me nourris de cette substance épaisse et riche qui coule dans les
veines de ceux qui me ressemblent par-delà les frontières, ces lignes
artificielles imaginées par des cerveaux mercantiles qui séparent pour
mieux assouvir.
Depuis toujours, je lutte et résiste face à ces esprits obscurs qui
tentent obstinément de me faire endosser un costume dont je ne veux pas,
un habit hideux et morne, qui serait d’une même couleur pour tous, d’une
uniformité qui se voudrait rassurante afin d’exclure plus sûrement.
Mais je résiste, et grâce à mes sœurs qui combattent vaillamment à mes
côtés, parce que chacune isolée est totalement impuissante.
Oh, bien sûr, il m’arrive de trébucher mais je ne reste pas très longtemps
à terre.
Du haut de mes frontons, je puise ma détermination dans la multitude de
regards hissés vers moi.
Mes quatre syllabes traduisent de ce que je porte en moi depuis que je
suis née.
« Humains, soyez fiers. Je veille sur vous. Après tous ces siècles de
lutte, je peux affirmer sans fausse modestie que c’est grâce à moi que
vous restez dignes. Mais n’oubliez jamais que, malgré ma force apparente,
j’ai la fragilité du cristal. Ne vous fiez pas à la solidité évidente du
marbre qui supporte mon nom. Ce n’est pas forcément pour l’éternité.
Il arrive que l’on usurpe mon identité pour la mettre au service de
vanités égoïstes et assassines, tous crimes confondus.
Il arrive que l’on dynamite les richesses du patrimoine mondial, que l’on
ferme les écoles et brûle les livres au nom d’un idéal aveugle qui est mon
exact contraire.
J’en vois qui se nourrissent du malheur des autres.
Je ne reconnais pas les valeurs enseignées depuis la nuit des temps qui
permettent de rester debout et de voir son reflet dans le regard de mes
jumelles, Liberté et Egalité.
J’ai honte. J’ai mal. Je m’interroge. Où ai-je failli ? A quel moment de
notre Histoire ai-je relâché mon attention ?
C’est alors que j’ai grand besoin de votre vigilance.
Du haut de ma grandeur, si je veille sur vous, je vous supplie de ne
jamais cesser de veiller sur nous trois.
J’ai même l’audace de vous suggérer d’adjoindre la Sororité comme
quatrième force de lutte face aux détracteurs de tout poil.
Oui, je forme aujourd’hui le vœu fou qu’elle aussi sorte enfin de l’ombre,
comme un secret de famille trop longtemps gardé, et prenne la place qui
lui revient à nos côtés dans la mémoire des générations futures ».
Cécile EVEN