GRANDE CAUSE NATIONALE
Finalement, ça fut très simple, vite fait et bien ficelé.
Elle s’en était fait tout un film, comme à chaque fois qu’il lui arrivait un coup dur ou que les choses ne tournaient pas comme elle l’avait escompté. Mais là, il faut reconnaître que la situation devenait proprement insupportable. Il n’était plus question de s’en sortir en avalant, chaque soir, de quoi dormir et, chaque matin, de quoi se réveiller.
Voilà des mois, des années d’angoisses et de frissons qu’elle serrait les dents à chaque fois qu’il l’approchait. Le temps était venu d’imaginer un scénario de fin.
Quel chemin fallait-il emprunter vers la liberté ? C’était le moment de puiser dans les romans de série noire qu’elle lit fébrilement pour pousser les murs de sa prison quotidienne.
Le couteau de cuisine, celui qui sert à éplucher les oignons ?
Un peu de désherbant dans le café, chaque jour un peu plus jusqu’à l’extinction des feux ?
Oui, elle voulait éteindre ce regard d’un être vide de passion, pervers, qui savait user de son caractère pas franc du collier, cauteleux, pour obtenir ce qu’il veut. Ce n’était pas celui qu’elle avait connu et qui l’avait séduite il y a bien longtemps, trop longtemps. Se souvenir qu’elle en a été amoureuse provoque une série de questions dont elle n’aura jamais la réponse.
Comment un être peut-il changer à ce point ? Et, elle, avait-elle pu résister à l’épreuve du temps ?
Pas maligne pour deux sous, elle venait enfin de cerner le personnage. Sans comprendre ce qui était à l’origine de cet éclair de lucidité, elle se trouvait face à l’évidence : la situation devenait soudain proprement insupportable. Il fallait en sortir immédiatement, sans accorder une seconde de plus à cette vie qui lui collait désormais à la peau comme la mixture qu’elle mettait sur les jambes pour s’épiler jadis. Mais il y a bien longtemps qu’elle avait aussi renoncé à tout signe extérieur de
féminité.
Et puis ce fut l’accident bête, salvateur.
Après avoir regardé son programme télé, le repas de midi terminé, il avait entrepris de remettre en place quelque tuile déplacée par le
déchaînement des éléments atmosphériques. Il était dehors, elle était dedans, le champ visuel non pollué par sa présence.
Tout à coup, elle entendit un cri puis un bruit sourd.
Voilà que son corps gisait sur le sol, là, en bordure du jardin.
Elle avance son pied, le touche prudemment du bout de la chaussure de peur qu’il ne la morde comme le ferait un animal blessé. Oui il était bien inerte, le regard toujours aussi vide, à jamais figé.
Sans réfléchir plus, elle se précipite à l’intérieur de ce qui fut jadis leur nid d’amour, arrache le rideau de la douche, celui hideux à motifs de papillons qu’il avait choisi seul puisqu’elle n’avait jamais droit au chapitre.
Elle enroule le corps dans le grand plastique. L’opération lui donne chaud. Il est lourd, le bougre ! Toutes ces années qu’il a passées, vautré sur le canapé, ne sont pas sans conséquence sur sa ligne. Elle se saisit de la rallonge électrique en guise de lien – ah ! cette rallonge qui le reliait à la télévision qui était son seul centre d’intérêt ! Elle utilise l’énergie qui lui reste pour serrer fort, très fort, les tours de cordon. Elle en effectue deux, trois, comme par crainte qu’il ne s’échappe.
Voilà, c’est fait. La scène a été soudaine, rapide, efficace comme un couperet et sans qu’il fût besoin de faire preuve de beaucoup de courage. Finalement, il valait mieux ne pas trop anticiper et juste se laisser porter par les évènements qui parfois vous donnent les moyens de lutter. Elle avait su les saisir au vol comme elle savait jadis attraper le ballon de basket.
Demain, elle réfléchira au moyen de se débarrasser de ce paquet encombrant.
Demain, on lira dans les colonnes, on écoutera sur les ondes la chronique d’une vie ordinaire qui ne dira rien de la réalité des violences conjugales pourtant décrétées comme grande cause nationale.
Pour l’instant, elle allait enfin profiter d’une vraie belle soirée, sereine, où le programme télé serait choisi par elle. Enfin, elle allait dormir sur ses deux oreilles sans camisole chimique.
Au petit matin, fraîche et dispose, elle ouvre sa porte sur un ciel radieux qu’elle contemple comme pour la première fois quand l’employé de la voirie lui demande si elle n’a pas oublié de sortir sa poubelle. Si, justement, elle a bien quelque chose à jeter.