LE BON NUMERO
Mon expérience au tribunal fut épique.
Cette journée du 5 juillet 2037 avait pourtant débuté sans surprise sous les
meilleurs auspices.
Comme d’habitude, j’ai commencé par me détendre gentiment, après une nuit de
sommeil quelque peu agitée par des songes que j’ai toujours du mal à
reconstituer mais qui laissent une impression bizarre. Il me faut le temps
de me réadapter au monde réel. Et ça commence par le branchement de la
cafetière, mais aussi par la mise en route de mon smartphone.
C’est le passage obligé pour rester « connecté » au monde depuis le 31
décembre 2025, date qui marquait la fin irrémédiable de toute communication
au moyen du papier. Ecologie oblige, parait-il … Quel est l’impact sur
l’environnement de nos échanges exclusivement électroniques depuis cette
date ? C’est mieux ? Nous n’avons pas d’information sur la question mais
ceci est une autre histoire.
Ceux qui nous gouvernent ont néanmoins décidé de ne pas réformer la Justice
qui reste rendue par des Juges et non pas par des logiciels.
Après avoir fait défiler les nouvelles qui n’en sont pas, éliminer toutes
les publicités qui persistent à vouloir me piéger, je vois un mail dont
l’objet est « Notification officielle ».
Oups ! Qu’est-ce ? Encore une tentative d’arnaque de la citoyenne que je
suis ? Le drapeau tricolore m’incite néanmoins à ouvrir le message.
L’hameçonnage potentiel renseignera le pirate sur ma vie au demeurant bien
banale. Le risque est donc plutôt minime.
Fébrilement, j’actionne la touche qui ouvre le message. C’est bien mes nom,
date de naissance, adresse, qui y figurent !Je suis « invitée » à me rendre
au Palais de la Recherche de la Vérité afin de constituer le jury de la Cour
d’Assises ! Mazette !
Et en fait d’invitation, il m’est expliqué que je suis dans l’obligation
d’accepter cette missionau titre du devoir civique qui consiste à juger son
prochain, au risque de me voir infliger une amende. Soit, mes finances étant
limitées en ce moment, j’accepte de jouer le jeu. Mais quelle responsabilité
! On me gratifie d’office des qualités idoines pour endosser la robe de
Juge. Dois-je m’en sentir fière ? Oui, sans doute.
Le jour dit, je me rends à l’adresse indiquéepour la première fois de ma
vie, via le téléguidage par smartphone interposé. Je me fais effectivement
la réflexion selon laquelle je pourrais prétendre au titre de la citoyenne
la plus anodine, la plus transparente, celle qui fait tout bien dans les
clous et dont on n’entend donc jamais parler. Mais ce n’est pas ce genre de
personnage que l’on gratifie. Il faut assurément défrayer la chronique. Et
les personnes qui doivent être jugées, potentiellement par moi, font partie
de ceux dont on parle pour des exploits à leur façon.
Pour l’instant, je ne figure pas sur la liste des accusés, et c’est bien
pourquoi j’ai été tirée au sort en ma qualité de personne au-dessus de tout
soupçon, ma fiche pénale étant à ce jour vierge de toute infraction aux lois
de la République.
J’approchais donc doucement de ce monde, à tâtons, comme un aveugle sans sa
canne, comme une Bécassine parachutée en milieu citadin, chaussée de
mocassins bien trop grands.
Quelle idée aussi de mettre des chaussures neuves un jour de procès ?
Mais je voulais « bien présenter » comme on dit, comme pour un premier
rendez-vous amoureux. J’ai comme l’impression d’être à côté de la plaque.
Mais me voilà engagée.
Les portes automatiques de ce Palais s’ouvrent dès que ma silhouette se
profile, sans que j’actionne quoi que ce soit. C’est impressionnant, ce lieu
très haut de plafond, aux murs tout blancs, sans tâche. Quelques affiches
renseignent sur les lieux d’où est censée sortir la Vérité, comme d’un puits
tapissé de toute l’intelligence humaine.
D’autres affiches incitent à déposer sa candidature pour le métier de
Magistrat que l’on nous qualifie de « beau », « ouvert sur le monde », «
soucieux de l’intérêt de tous et de chacun » … Je m’interroge encore sur le
besoin de devoir recruter et sur le revers de la médaille.
Toute à mes pensées, et quelque peu éblouie par ce qui m’entoure, je me
prends les pieds dans le tapis, à deux doigts de me cogner à la porte de la
salle où je dois me rendre.
La porte est pourtant grande ouverte parce que j’apprends aussi que la
Justice doit être audible pour tous et se rendre public admis.
Je consulte la liste des affaires et je vois que, parmi les méfaits, on
allait juger des tronçonneurs de veille dame. Les voleurs de poule ou de
posses de terrre, même avec violence, ce n’est pas pour cette Cour. Non,
ici, on juge les grandes causes.
Je vois qu’ils s’y sont mis à plusieurs, sans doute pour se partager le
poids de la culpabilité. Je me prends à donner à ces individus, à les
supposer fautifs, une part d’humanité avant de commencer à jouer le rôle qui
m’est destiné. Je suis sur la bonne voie.
Les choses sérieuses commencent par le tirage au sort de la liste des jurés.
Le président est très concentré sous sa robe rouge à plis, avec de la belle
fourrure blanche sur le col. Ça ferait un effet d’enfer à la Fashion Week !
Mais l’expression de son visage n’incite pas à la légèreté. A sa droite et à
sa gauche, deux autres Magistrats sont là, tout aussi sérieux, mais vêtus
d’une robe noire. Le contraste des couleurs est intéressant. Je confirme que
cela pourrait interpeller un grand couturier.
Mais ce qu’ils dégagent n’incite pas à la légèreté. Bienvenue dans un monde
où la tendresse n’a pas droit de cité, où le sublime reste dans la salle des
pas perdus. Entrez dans un univers où l’on parle beaucoup sans écouter
forcément.
D’une main leste, sans doute habituée au geste, le Président attrape un
jeton parmi d’autres emprisonnés dans un sac de toile de jute qui rappelle
curieusement le monde du début du siècle, comme pour nous rassurer et nous
rattacher à un bout de notre enfance.
Un à un, il lit les numéros gravés sur les petites pièces de métal avec la
régularité d’une horloge et la précision d’un morceau de musique plutôt
funèbre au demeurant.
A chaque annonce, la personne dont c’est le numéro se lève, l’air décidément
grave. Cela doit être la consigne impliciteque je découvre sans l’appliquer
en apparence. Sous le regard de tous et dans un silence de plomb, chaque élu
va donc devoir prendre place sur la grande estrade et au-dessus de laquelle
sont peints les mots « La Justice est le droit du plus faible ». C’est
rassurant et je veux y croire.
Je porte le numéro vingt-deux. A chaque plongée de la main du Président dans
le petit sac, je redoute de l’entendre résonner. De sa voix de stentor, le
Président, qui aurait aussi pu faire carrière dans la chanson, proclame «
Vingt-deux ! ». L’ai-je bien entendu ? Oui, c’est moi, il n’y a pas de
doute.
Alors que je me dirige, comme tous mes compagnons du jour, vers l’autel, les jambes un peu flageolantes je dois le reconnaître, malgré l’air détaché que je feins d’adopter, j’entends « Récusée ! ». Qui a parlé ? Je ne cherche pas à savoir. Je stoppe net ma progression. Je comprends là tout de suite que je vais repartir. Je sors de ces lieux, partagée entre la déception de ne pas vivre l’expérience qui n’aurait pas été anodine, et le soulagement de reprendre ma vie où elle s’était arrêtée par ce matin du 5 juillet.
Cécile EVEN