LE SERVICE DE SUZANNE

Joselyne Vignoble, trésorière

Mes permis bateaux en poche, les artistes de l’époque Impressionniste en tête, l’amour des bateaux et des belles choses anciennes m’ont incitée un jour à franchir la porte de l’atelier de la Gare d’eau, un mercredi soir, jour de réunion hebdomadaire des canotiers.
Après un tour de table, un verre de kir et une rondelle de saucisson, j’en sortais convaincue que je trouverai à m’exprimer parmi cette sympathique équipe d’amateurs éclairés.

Arrivé le jour de montrer ma bonne volonté, faute de savoir-faire, je fus immédiatement embauchée au ponçage et au grattage de la coque de Suzanne. Tâche ingrate mais oh combien indispensable pour opérer un grand carénage digne de ce nom.
Au fil des jours et semaines, grattage, ponçage, peinture et vernis, l’idée est venue à l’équipe qu’une telle somme de travail devrait être préservée à l’avenir (on aime bien entretenir les bateaux mais pas refaire le même travail trop souvent…).
Offrir un taud à Suzanne, une belle cape bien couvrante pour protéger ses vernis des intempéries et des brûlures du soleil lorsqu’elle se prélasse sur les eaux de la Seine. 
Pour ces messieurs qui avaient tant à m’apprendre dans le travail de restauration marine, j’allais pouvoir, moi seule femme de l’atelier en semaine, leur apporter mon modeste savoir-faire en couture.
La confection des jupons grande taille de cette noble dame a demandé cependant la mobilisation de toute une équipe de canotiers pour la coupe, la couture et les essayages. J’ai oublié de dire que le manteau de Suzanne avec sa chaudière centrale ressemblait plus à un chapeau aux larges bords qu’à un jupon et sa confection relevait plus du prototype que du prêt à porter !
Le temps pressait car arrivait le jour proche de la remise à l’eau de la chaloupe et les ajustements des jupons deviendraient alors plus que difficile à réaliser sur l’eau. C’est ainsi qu’une équipe solide d’artisans couturiers s’est activée à la fin de l’hiver 2011 et que nous étions prêts au printemps, moi la première, à partir à la conquête des flots à bord de la chaloupe à vapeur.

Chaloupe à vapeur, cela signifie qu’elle est mue par une machine alimentée énergétiquement par une chaudière. Le métier de chauffeur (celui qui est chargé d’entretenir le feu d’une chaudière) est un métier en voie de disparition. Mais que dire de celui de chauffeuse, nom de profession peu usité au féminin, la maîtrise du feu semblant exclusivement réservée à une gente masculine résistante et musclée !!
Après un cours magistral de MAD (et d’abord chauffeur de locomotive naturellement), je découvris sur le tas (de bois) en quoi consiste réellement l’art de la chauffe. 

On commence par casser du bois, justement, car la chaudière est gourmande et la moindre balade exige le chargement de plusieurs sacs d’une dizaine de kilos chacun. Le bois débité à la bonne taille est ensuite chargé dans des sacs que nous embarquons à l’avant de la chaloupe (l’arrière étant réservé aux passagers). Allumer le feu, le charger et faire monter en pression la chaudière prend une bonne heure avant d’espérer pouvoir enclencher le démarrage de la machine. Sur une chaloupe de 7,40m, la chaudière occupe une grande partie centrale et son alimentation par le gueulard (ouverture) se fait au ras du sol. Pendant la navigation, pour éviter de tomber en panne de pression donc en panne de feu, le chauffeur opère une gymnastique constante entre la remontée pour visualiser le manomètre (pression conseillée à 10 bars) et la descente à genou au niveau du feu, bûchettes en main et tête en bas, pour vérifier et alimenter le foyer.

Heureusement, entre-deux, on relève la tête pour admirer les berges fluviales et saluer les promeneurs curieux, d’un coup de sifflet caractéristique des locomotives à vapeur, en plus modeste.
C’est ainsi que je passais avec succès et non sans fierté, la partie pratique de mon brevet de chauffeuse. Il me restait à passer l’épreuve mécanique où les opérations de graissage de bielles et pistons sont primordiales et le maintien du niveau d’eau essentiel. Et toujours les petits coups de sifflet pour répondre au salut amical des badauds ou prévenir les péniches qu’une chaloupe va croiser leur chemin.
Je pouvais désormais entrer avec bonheur dans le royaume des chauffeurs.
J’oubliais, pour les « amateures », éviter la petite tenue à fleurs…

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