Construction du Monotype de Nogent-Joinville

Bertrand Chazarenc, chef de chantier
Louis Pillon (recherches historiques)

Un bateau emblématique de la voile parisienne des années 1900-1914

Au moment où la place s’est libérée à l’atelier pour démarrer le chantier du Monotype de Nogent-Joinville, il est opportun de me re en lumière l’intérêt de reconstruire un tel bateau. L’étude historique et technique que nous devons à Louis Pillon permet de comprendre l’importance de ce monotype, tant dans sa conception et ses apports techniques que dans son rôle au sein du club qui l’a vu naître. Reprenons donc ses propos. 

Le contexte historique Si le sport de la voile (comme celui de l’aviron) sont bien des créa ons franco-françaises (cf. F. Delaive) nées dans Paris intra-muros au début du XIXème siècle, ces activités trouvent rapidement place à la périphérie, dans des bassins plus adaptés et bien desservis par le chemin de fer.  A la fi n du siècle, les quelques clubs de voile u lisant les plans d’eaux intérieurs se réfèrent tous au Cercle de la Voile de Paris quant à leurs réglementations.  Il faut dire que le Yacht Club de France, autorité na onale autoproclamée, ne reconnaît que les clubs de mer, sauf le CVP. Plus des trois quarts des sociétés à la voile des plans d’eaux intérieures sont situés dans le Bassin Parisien, mais un seul connaît une vie sportive intense dans l’Est parisien : La Société de la Voile de Nogent-Joinville qui prend bientôt le nom de Cercle de la Voile de Nogent-Joinville.

Les racers construits selon la jauge Godinet (1892) avaient montrés, outre leurs qualités de vitesse, leur fragilité et, de façon corollaire, un espérance de vie réduite. Les bateaux étaient vite déclassés puis rapidement détruits. Le déplacement léger aurait-il vécu ? La jauge Méran (1899, mais mise en fonction en 1901) le prouve puisque Sidi-Fekkar, le vainqueur de la One-Ton Cup en 1900, jauge presque deux tonneaux quelques mois après sa victoire ! Ce n’est pas que le déplacement léger qui se meurt, c’est tout le yach ng de rivière qui avait vu le nombre de course, le nombre de participants, la valeur des prix se multiplier par deux dans les huit années de la jauge Godinet. En 1903, ces chiffes sont retombés au niveau de 1894. Daniel Charles conclut « ...la jauge de 1901 plante le premier clou dans le cercueil de la voile française. »

Toutes les formules de jauge génèrent des bateaux qui sont tous des prototypes conçus pour la régates, et leurs coûts s’en ressentent. L’idée première qui préside à l’avènement de la monotypie ressort plus du « voilier minimum » propre à amariner le nouvel adhérent d’un club que celle de faire courir des bateaux en temps réel. L’économie réalisée ne vient pas tant d’une construction pas encore industrialisée que du volume restreint de matériaux à une époque où les coûts de main d’œuvre ne formaient pas une part importante du prix des bateaux. En 1903, époque précise qui nous intéresse, le nombre total des monotypes navigant en France ne devaient pas s’élever à plus de trente unités. En effet, tous ceux qui ont eu la chance (sic) de naviguer sur le Monotype du Morbihan (1891) se doutent que peu naviguèrent réellement. Le Monotype Mors (1893), adopté par le CVP, ne répond pas aux critères de « voilier minimum » et semble oublié par les adhérents du club. Seuls, le Monotype de Dinard (Lark), le Monotype d’Asnières-Argenteuil et le Monotype de Chatou ont réellement navigué en course, même si peu nombreux à l’époque.

Le contexte local Le Cercle de la Voile de Nogent-Joinville A sa créa on (1888) appelé « Société de la Voile de Nogent-Joinville, le club devient « Cercle » en 1903. Neuf membres sur dix sont des parisiens, la plupart de l’Est de la ville, mais nous en dénombrons aussi quelques uns à la fois habitants le centre et l’ouest de Paris et membres du CVP. Tous les bateaux sont compris entre 0,5 et 2,5 tonneaux, sauf un ancien « 30 m2 du CVP », Moucheron. Mais surtout, le CVN-J se distingue des autres clubs franciliens pour donner des courses tout les dimanches de la saison (printemps-automne), à l’instar du CVP et du CNC.

Le passage à la jauge Méran (effective en 1901) a engendré bien des soucis. Certains amateurs de voile abandonnent carrément la compétition soit pour des raisons financières soit par désintérêt pour des voiliers moins sportifs.  Quelques dirigeants clairvoyants, dont Albert Glandaz, préconisent le monotype comme support d’initiation et de perfectionnement avant de passer aux bateaux de jauge. Glandaz pense surtout que l’avenir de l’activité passe par le développement des monotypes qui permettent à la fois une économie substantielle, des régates en temps réel et une activité beaucoup plus spectaculaire par l’usage de bateaux plus légers et plus simples. Si le dessin du Monotype de Nogent-Joinville est dû à Ernest Binet, on peut sans doute envisager qu’Albert Glandaz avait tracé un cahier des charges complet. En effet, promoteur du projet, il était aussi propriétaire d’un Monotype de Chatou et d’un Monotype du CVP, et il en connaissait tous leurs défauts. Il voulait un bateau qui ressemblât à un petit yacht de course, pas un dinghy voile-aviron comme son Punch (Mono CVP), ni un « plat à barbe » comme son Monotype de Chatou. Comme le Monotype de la Marne venait d’être essayé, il en connaissait aussi les défauts : Avec des œuvres vives faites pour le petit temps (faible longueur de floraison, faible coefficient de finesse prismatique), le bateau ressemblait à un « scow » malgré son aileron à bulb. Autant dire que les résultats ne furent bons ni par petit temps, ni par vent soutenu. Et il fallait échapper à une esthétique détestable...

Les innovations techniques Le dessin de la carène off re la vision d’un sharpie au V prononcé. Avec un bouchain largement hors de l’eau, cette coque off re une excellente adéquation entre les possibilités de vitesse par petit temps (voir coefficients) et son moment de rappel très favorable dès que le bouchain s’immerge avec la gîte. Le plan montre une dérive à moitié baissée (TE : 0,81 m) alors que le tirant  d’eau maxi annoncé est 1,1 m. Cette position de la dérive marque l’équilibre  des centres de dérive et de voilure, celle  utilisée par vent moyen. En abaissant la  dérive au maxi par petit temps, on augmente sa surface mais surtout on avance le centre de dérive pour une meilleure  perception à la barre. L’allongement  de la dérive et la possibilité de la régler finement marquent une avancé technologique qui ne sera reprise sur les mono- types français que plus de vingt ans plus  tard ! A cette époque, la sécurité des dériveurs de compétition passait par une grande largeur des passavants. En se couchant les bateaux restaient au sec tant que la limite des 90° de gîte n’était pas franchie. Le Monotype de Nogent- Joinville présente lui aussi cette disposition : Les sources annoncent qu’il bénéficie d’une baignoire étanche, ce qui le rend encore plus sûr. Mais cela ne signifie pas que ce cockpit soit auto-videur ! Plus surprenant, ce e coque à bouchains vifs est membrée par des couples  ployés en acacia. Une grande première  en France ! La grand voile entièrement lattée présente en France une grande nouveauté,  même si son invention a été produite  d’abord sur les canoës de course à voile  aux US et en Angleterre. Le houari n’est pas gréé avec une araignée, mais comme les «Solent riggings». On voit par là l’influence de Linton Hope sur Ernest Binet  sans doute par l’intermédiaire de Mon- sieur Albert Glandaz.

Une étude comparative  
En 1903, Albert Glandaz avait proposé aux clubs de la Région Parisienne un match pour déterminer le meilleur monotype. L’idée sous-jacente était aussi d’imposer le champion dans l’ensemble du bassin afin de créer des régates interclubs. Glandaz qui possédait trois des quatre exemplaires à juger (Monotypes de Nogent-Joinville, de Chatou et du CVP), connaissait aussi très bien celui de la Marne. Pour lui, le match était couru d’avance avec une ne e domina on du Monotype de Nogent-Joinville. Malheureusement, sa proposition ne reçut pas l’agrément du Cercle Nautique de Chatou ni celui de la Société Nautique de l’Oise, les deux clubs ayant adopté le Monotype de Chatou. La confronta on sur l’eau se déroula sans ce type, mais sur les trois journées de régates (les 18 et 25 octobre et le 1er novembre 1903), les deux Monotypes de Nogent-Joinville battirent trois fois facilement les Monotypes de la Marne et du CVP.  Avec les résultats de ces régates, Glandaz décrit soigneusement chacun des quatre monotypes. De cette comparaison il ressort que le Monotype de Nogent-Joinville reste le plus sûr avec sa baignoire étanche, le plus rapide, le plus léger (donc le plus maniable) et l’un des plus économiques des quatre.

Nos sources Comme pour les autres monotypes qu’Albert Glandaz compare, l’article du Yacht paru le 9 avril reste la référence. En effet, Jacques Guiff rey, pour Les séries de Monotypes français depuis quarante ans, reprend entièrement les éléments apportés par Glandaz. Dans Un Siècle de Voiliers de Série Français et Lémaniques, Daniel Charles n’apporte pas de renseignements supplémentaires, mais porte le jugement suivant : « Le Monotype de Nogent-Joinville était donc une unité très moderne et performante. A ses côtés, un Monotype de Chatou ressemblait à un autobus, pourtant le prix du bateau du CVN-J était inférieur (450-500 F). Le nouveau monotype semblait avoir tous les atouts de son côté sauf un : le moment... »

L’utilisation de nos moyens modernes
En utilisant les plans d’époque (bitmap à très petite échelle) en arrière-plan d’un dessin Autocad ®, il était facile de  redessiner le monotype à l’échelle 1:1 en contrôlant l’ensemble des dimensions. Les distorsions relevées ne dépassaient pas la valeur de l’épaisseur du trait du plan d’origine, ce qui prouve la qualité de ce plan, qualité qu’on est loin de retrouver dans bien des plans fournis par Le Yacht. Toutes les courbes ont été recalculées de façon à former des Bsplines les plus simples possibles. Les plans de formes permettent de dessiner le plan de construction puisque nous connaissons les valeurs d’échantillonnage. Ces plans, puisque vectoriels, peuvent être tirés à l’échelle 1:1, sauf le plan de voilure. 
Après avoir affiné les données géométriques en trois dimensions, calculé le volume immergé pour connaître le déplacement, positionné les centres de voilure et de dérive (cf. le paragraphe « Les innovations techniques »), il était intéressant de reprendre ces données avec un outil professionnel comme Naval Designer ®. Outre un rendu trois dimensions plus réel des surfaces et leurs développements, ce logiciel permet aussi d’accéder aux calculs hydrostatiques, aux calculs de stabilité, à la courbe des aires (tout à fait remarquable !), etc. qui tous confirment les qualités nautiques indéniables du  Monotype de Nogent-Joinville. Comme nous n’avons pas la prétention d’être ethnologues, nous utiliserons quelques moyens modernes de construction.

L’ouverture vers la Marne  
Après bien des réalisations tournées sur la Basse-Seine, et plus particulièrement sur Chatou et sa banlieue, il conviendrait peut-être d’élargir le cercle  de famille en prenant possession aussi du patrimoine de l’ensemble de l’Île-de-France. En considérant les Boucles de la Marne comme un centre d’activités  nautiques très important autrefois, nous  pourrions rééquilibrer ces activités en les recentrant sur la voile, secteur méconnu par les historiens nautiques fortement  marqués par l’aviron et le canoë. 
Au moment où on voit se créer Marne et Canotage, une associa on qui s’installe dans l’Île des Loups à Nogent-sur-Marne et qui prend pour modèle Sequana, donnons l’envie à Marne et Canotage  de reconstruire d’autres voiliers de la  Marne comme un Monotype de la marne  ou une Alouette. 
Les premiers contacts avec les élus  du Val-de-Marne suscitent un certain  intérêt et même un intérêt certain sans  qu’aucune réalisation ne soit encore programmée. Mais pourquoi ne pas penser à une coopéra on qui pourrait compléter notre budget ?

Tandis qu’une bonne partie de l’équipe terminait le Caneton Sergent pour laisser le champ libre au nouveau chantier,  Louis construisait l’appareil à gouverner et la structure de la voûte dans laquelle il  s’insère. En effet, pour mieux transporter le bateau, nous avons repris un concept  inventé par Linton Hope avant 1900 sur les canoës à voile. Il consiste à inclure le tube de jaumière dans une boîte qui  pour se glisser dans un puits. Jacques Piganeau, un ami de l’YCIF, nous a construit toutes les parties métalliques, tête de barre et jaumière, et tourné les bagues de jaumière. La dérive a été découpée au laser. L’équipe est maintenant sortie des starting blocks. Reste maintenant à  construire le bateau....début du chantier : le mardi 4 novembre 2014. 

 

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