Le patrimoine numérique

Christophe DIRLIK

‘’Le patrimoine est étymologiquement défini comme l’ensemble des biens hérités du père (de la famille, par extension). En effet le mot latin «patrimonium» signifie héritage du père ; la notion est apparue au XIIème siècle. Le patrimoine fait appel à l’idée d’un héritage légué par les générations qui nous ont précédées, et que nous devons transmettre intact aux générations futures. On dépasse donc la simple propriété personnelle.’’
L’adjectif numérique qualifie toute donnée ou variable dont les valeurs sont des nombres. ‘’
‘’Un système numérique est un système qui utilise les nombres, bien souvent le système binaire, afin d’acquérir, de traiter, de transmettre, de stocker ou d’afficher des informations (ou données), plutôt qu’un spectre continu de valeurs (un système analogique) ou de symboles non numériques tels que des lettres ou des icônes.’’

Qu’est-ce que c’est ?

À priori, l’association des mots patrimoine 
et numérique ressemble fort au mariage de la carpe et du lapin.

Le patrimoine évoque des objets anciens, matériels, transmis au fil des générations. Il peut s’agir de tableaux, de dessins, de sculptures, de bâtiments, de partitions musicales, de livres, d’objets manufacturés, de bateaux, de vêtements, d’outils, de photos ou de films.

Dans tous les cas ces objets ont deux caractéristiques communes :
- vous pouvez les voir,
- vous pouvez les toucher.

Le numérique évoque généralement absolument le contraire. 

Rien de matériel, rien de visible. Le numérique est quelque chose de récent. Les premiers objets numériques ont moins de 60 ans d’âge, alors que le patrimoine « matériel » existe depuis des dizaines de milliers d’années.

Et pourtant, qu’on le veuille ou non, depuis dix ans qui d’entre nous fait régulièrement développer une pellicule photo pour en classer les tirages dans son album de famille ? Qui d’entre nous prend encore le temps d’écrire des lettres à ses proches ou à sa famille plutôt que d’envoyer un mail ou un SMS au nouvel an ? Qui d’entre nous est sûr que ses petits-enfants pourront trouver un jour dans un grenier poussiéreux une malle au trésor remplie d’instants de la vie de leurs grands-parents ?

Le numérique est entré dans la vie du grand public depuis peu. Le numérique est entré dans la vie des professionnels depuis plus de vingt ans. Pas une photo de famille, pas un plan de navette spatiale, pas un compte-rendu, pas un livre ou un journal, pas un bâtiment ou une voiture qui ne soit d’abord créé sous une forme numérique.

L’humanité est confrontée aujourd’hui à une nouvelle catégorie «d’objets» : les documents nativement numériques. C’est à dire les documents qui sont créés directement sous forme numérique.

Ces objets particuliers nécessitent une approche spécifique si nous voulons en garantir la transmission à nos descendants.

La préservation du patrimoine

Préserver le patrimoine, c’est faire en sorte de le protéger des atteintes du temps ou de le restaurer si des dégradations sont déjà apparues. C’est faire en sorte que que les générations qui suivront soient en mesure d’y avoir accès tel qu’il était à l’époque de sa création ou de son abandon.
Les objets matériels se dégradent au fil du temps, sous l’effet de phénomènes physico-chimiques. La lumière, la température, les poussières, l’humidité, les produits chimiques, les micro-organismes sont autant d’agents qui participent à la lente transformation des objets du passé.
Pour ralentir cette dégradation, il faut conserver l’objet dans un environnement neutre. Pour des objets très précieux, cela peut aller jusqu’à analyser et réguler en permanence cet environnement. Cela signifie également souvent l’isoler du monde extérieur pour le protéger.
Cette protection est paradoxale, car elle empêche le public d’avoir accès au patrimoine. La grotte de Lascaux en est un bon exemple. Pour qu’elle existe encore dans les années futures, il a fallu la condamner et en interdire l’accès. Elle est aujourd’hui préservée mais inaccessible, sauf à une poignée d’individus triés sur le volet.

Pour permettre au plus grand nombre d’avoir accès au patrimoine, il est possible de réaliser des copies de l’éléments d’origine. Les musées proposent souvent dans leurs boutiques des fac-similés des œuvres qu’ils conservent. Mais aussi fidèle que soit la reproduction, il ne s’agit pas de l’original. Les techniques de fabrication sont différentes, les matériaux sont différents, les couleurs sont différentes, la texture est différente.

Chaque objet du patrimoine matériel n’existe qu’en un seul exemplaire.
Le monde numérique est très différent.

Un objet numérique n’est ni plus ni moins qu’une (longue) suite de chiffres. Que cette suite soit stockée sur un disque dur, une clé USB, gravée au burin sur les parois d’une grotte ou recopiée à la plume dans un cahier n’a strictement aucune importance. Le support utilisé n’est qu’un véhicule qui n’a aucune valeur intrinsèque.
Si l’information elle-même est immatérielle, le support lui est un objet physique qui vieillit et se dégrade. Un disque dur tombera en panne en quelques années. Un CD-Rom gravé devient illisible en moins de cinq ans. Une clé USB peut se casser ou se perdre.

Les objets numériques ne peuvent pas s’altérer, ils ne vieillissent pas. Il peut cependant arriver que le support physique de ce patrimoine soit endommagé et en rende donc l’accès impossible.
La préservation d’un objet numérique est pourtant d’une simplicité biblique. Il suffit de recopier la suite de nombres (en général sous forme d’un fichier) sur un autre support et le tour est joué. Les opérations de copie sont faciles à vérifier. Il faut évidemment prendre la précaution d’effectuer la copie avant que le support de départ ne soit devenu inutilisable...
Cette copie présente par ailleurs la propriété fondamentale d’être strictement identique à son modèle. Contrairement au patrimoine matériel, le patrimoine numérique peut être cloné à l’infini, sans qu’il soit possible de différencier les « doubles » et les « originaux ».
Cette caractéristique offre la possibilité unique de distribuer ce patrimoine au plus grand nombre sans aucune contrainte.

Les différences fondamentales entre le patrimoine matériel et le patrimoine numérique

Placez-vous devant un tableau et regardez-le. Même si vous n’en connaissez ni l’époque, ni l’auteur, vous en distinguerez les couleurs, les formes et en comprendrez le sujet si c’est un tableau figuratif.

Le simple fait de se trouver en présence d’un objet du patrimoine physique vous permet d’en avoir un premier niveau de perception, sans besoin d’autre intermédiaire. 

Ouvrez maintenant une partition musicale. Si vous n’avez pas appris le solfège, ou que vous ignoriez qu’il s’agit d’un code pour représenter la musique, vous n’y verrez probablement que des lignes et des symboles sans aucune signification. Par contre, si vous connaissez le solfège et que que vous êtes un musicien entraîné, vous pourrez lire cette partition et en «entendre» la musique, comme vous pouvez lire un livre dans votre tête sans en prononcer les mots. 
Dans un cas comme dans l’autre, vous devez connaître le «code culturel» qui permet d’atteindre un second niveau de perception.

Prenez un CD ou une disquette dans votre main. Pour pouvoir accéder à l’immense suite de chiffres qu’elle contient, il vous faudra d’abord trouver un appareil permettant d’y accéder. Par exemple un lecteur de DVD ou de disquette. Pour le DVD, c’est relativement simple, les modèles récents sont multi-format et multicouche. Pour les disquettes, si la vôtre est un modèle souple de 8 pouces, il y a de grandes chances que vous n’en trouviez plus.
Dans les deux cas, vous avez besoin d’un intermédiaire technologique pour accéder au patrimoine que vous tenez dans votre main.

Une fois que vous aurez réussi à lire la longue suite de chiffres contenue dans votre support, elle n’aura aucune signification particulière si vous ne connaissez pas le «code culturel» qui permet de la comprendre.
Il vous faudra connaître comment est organisée cette suite pour en extraire les différents fichiers qu’elle contient. Et ensuite, pour chaque fichier, il vous faudra connaître le code culturel qui permet de le transcrire en un objet physique.

Dans le cas d’une image, par exemple, le fichier contient des informations vous indiquant sa dimension, le nombre de couleurs utilisées, et pour chaque point de cette image, la couleur de ce point. En vous armant de patience, d’une boîte de 65 000 tubes de peintures différents, d’un grand papier quadrillé et du mode d’emploi, vous pouvez reconstituer vous même l’image. C’est moins pratique que de l’afficher sur le bureau de son ordinateur, mais c’est parfaitement possible.

L’accès au patrimoine physique peut nécessiter une intermédiation culturelle. L’accès au patrimoine numérique nécessite forcément une intermédiation culturelle et une intermédiation technologique. 
Personnellement, je pense qu’à cause de ce dernier point, le patrimoine numérique ne survivra pas à la civilisation qui l’a inventé.

Les géoglyphes de Nazca sont encore visibles depuis le ciel même si on n’en connaît pas la signification.
Un archéologue de la prochaine civilisation qui découvrirait un DVD enfoui dans la terre depuis des dizaines de milliers d’années devrait d’abord réinventer le lecteur ad hoc et aurait certainement besoin d’une nouvelle pierre de Rosette pour réussir à le déchiffrer.

La transmission du patrimoine

L’humanité consacre une partie de son énergie et de sa richesse à conserver et à transmettre son patrimoine matériel. Que ce soit au travers d’initiatives individuelles ou collectives, privées ou publiques, il existe dans pratiquement tous les pays du monde des structures dédiés à ces tâches : musées, conservatoires, fondations, associations, collectionneurs…

Pour le patrimoine numérique, la situation est totalement différente. Quelques initiatives privées visent à collecter et à conserver une partie de l’information numérique existant dans le monde. Wikipédia en est un exemple. Le projet de bibliothèque numérique de Google en est un autre.

Mais il n’existe pas encore (en France tout au moins) l’équivalent d’un musée national ou d’une bibliothèque nationale dédié à la conservation du patrimoine nativement numérique.

Il appartient donc à chacun de prendre en charge la conservation de son propre patrimoine numérique.

Nous l’avons vu précédemment, la conservation en tant que telle est triviale. Il suffit de recopier les objets numériques sur n’importe quel type de support. La capacité des disques durs ne cesse d’augmenter pour des coûts de plus en plus faibles. Pour se prémunir d’une panne physique des disques eux-mêmes, il suffit de conserver plusieurs copies des documents sur des disques différents.

Garantir la capacité à accéder dans plusieurs années à ce patrimoine est un sujet plus complexe. Nous avons vu que cela n’était pas possible sans connaître le code culturel permettant de déchiffrer le contenu des fichiers conservés. Dans le cas de documents numériques, il existe des dizaines de formats différents permettant de stocker des images, des vidéos, des plans ou du texte.
Ces formats sont en constante évolution et nécessitent chacun un logiciel « spécialisé » capable de les lire.
Le problème se complique encore lorsque l’on sait que certains formats finissent par ne plus être utilisés au fil du temps. Le risque étant alors que les programmes capables de les lire ne soient plus disponibles dans les années qui suivent.

Deux stratégies sont envisageables 

Conserver également systématiquement une copie des programmes permettant de lire les formats que vous avez choisis. Cette façon de faire n’est pas certaine, car rien ne vous garantit que vous pourrez encore faire fonctionner ces programmes dans 50 ans sur un ordinateur équipé de la version 37 de Windows… Il est également possible (et recommandé) de n’utiliser que des formats largement reconnus par l’industrie numérique et dont on peut penser qu’ils seront maintenus longtemps (PDF, MPG…). Dans cette stratégie les documents numériques sont conservés inchangés au fil des années.

La deuxième approche consiste a transformer les documents d’un ancien format vers un nouveau, lorsque la disparition de l’ancien format est proche. Il ne s’agit plus d’une recopie à l’identique, mais bien d’une transformation. Il faut alors veiller à ce que l’opération n’altère pas (ou le moins possible) le contenu du document.
Dans cette stratégie, les documents sont régulièrement transformés pour rester «au goût du jour».

La première approche seule est insuffisante.

Il faut choisir des formats techniques stables pour les documents.
Il faudra transformer les documents vers un nouveau format lorsque les formats originaux seront sur le point de disparaître.

Et Sequana ?

Chez Sequana, même si la majorité de notre patrimoine documentaire est matérielle, nous sommes déjà entrés dans l’ère des documents nativement numériques.
Pour l’instant, ceux-ci sont conservés dans les PC des uns et des autres, ou en pièces jointes dans des messages, chacun ayant sont propre rangement.
Je pense qu’il est temps pour nous d’organiser le classement et la conservation de notre patrimoine numérique. Nos moyens financiers ne nous permettent pas d’utiliser des services professionnels existants, mais nous avons pu mettre en place à très faible coût une première solution qui sera décrite dans un autre article.
Cette solution de stockage de notre patrimoine numérique est ouverte à chacun de nos membres qui souhaiteraient préserver un document ayant un intérêt collectif. Il ne s’agit pas de conserver les photos de nos albums de famille (pour ça chacun se débrouille !) mais bien de mettre à disposition de notre communauté des documents rares ou intéressants. 
Ces documents peuvent être nativement numériques, ou il peut s’agir de photos ou de cartes postales scannées par exemple.
La mise en place de cet outil étant récente, je n’en ai pas encore rédigé le mode d’emploi. N’hésitez cependant pas à me contacter (gedmaster@sequana.org Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir. ) si vous êtes intéressés par le sujet.

Ce système de GED (gestion électronique de documents) est basé sur un logiciel accessible dans le domaine public (Open Source).
L’outil n’est qu’une toute petite partie de ce chantier. Le plus gros du travail est devant nous.

Il s’agit maintenant de sélectionner les documents que nous ne voudrions pas voir disparaître, et surtout de les commenter intelligemment. L’indexation d’un document nécessite de lui adjoindre une description et un historique, qui permettront à un(e) parfait(e) inconnu(e) de le retrouver dans 30 ans, en ayant tapé quelques mots clés dans la zone «rechercher».

Cela paraît facile, mais pour chaque photo, chaque texte, ou chaque film, cela prend du temps. Du temps pour choisir, du temps pour réfléchir, du temps pour saisir.
La preuve ? C’est que nous ne l’avons jamais fait. C’est un véritable sacerdoce.

J’ai une proposition à vous faire… Nous sommes 200 adhérents chez Sequana. Je propose à chacun de vous de faire l’effort de déposer cette année seulement les 5 documents que vous détenez et qui vous semblent les plus importants.
Seulement 5…

Cela vous demandera quelques heures, une fois que moi j’aurai trouvé le temps de vous répondre, de vous créer un accès et d’avoir rédigé un mode d’emploi utilisable. Soyez patients et indulgents.

Si chacun d’entre nous s’oblige à consacrer 3 heures cette année à ses archives, nous aurons donné une chance à un millier de documents...

Et j’espère qu’une fois que vous aurez appris à le faire, les 5 suivants ne vous coûteront que 6 mois !

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