Les Inexplosibles

Marc-André Dubout

De tous temps, la Loire a été le berceau de la navigation fluviale, à la remonte, poussée par les vents d’Ouest ou à la descente, au gré du fleuve, les embarcations ont parcouru le fleuve, lui laissant l’empreinte d’une marine dite “de Loire” qui lui est propre.
Au XIXème siècle, le développement de l’industrie marine, avec la mise en oeuvre des coques métalliques et la maîtrise de la vapeur, a favorisé la construction de bateaux qui, pour la première fois, étaient propulsés par eux-mêmes. Ce fut à cette époque, une rupture avec la navigation traditionnelle qui ne considérait pas d’un bon œil cette nouvelle navigation à vapeur, révolutionnant le transport ligérien et l’économie des pays de Loire. Adaptée au fleuve capricieux, imprévisible, une série de bateaux conçus spécialement pour le transport des voyageurs a été construite et mise en service dès 1822.

C’est le chantier Guilbert à Nantes qui construit La Loire, le premier bateau à vapeur ayant navigué à partir de Nantes. Il a été commandé par deux consuls américains, Strobe et Fenwick. Ce bateau à coque en bois était doté d’une machine à vapeur britannique Fawcett de 10 chevaux. Sa longueur était de 25 m, sa largeur de 4,50 m avec un tirant d‘eau d’un mètre. Il pouvait accueillir 250 passagers. Il assurait le service entre Nantes et Paimboeuf.
Suite à son succès, il fut rejoint par le Courrier et la Maine. Ces trois bateaux ne furent pas sans concurrence et c’est ainsi que Vince & Sifflait firent construire le Français suivi du Remorqueur en 1825 qui, lui, était destiné au transport des marchandises chargées sur deux allèges.
Dès 1823, une ligne régulière est établie entre Nantes et Angers : il faut à l’époque 16 heures pour parcourir les 90 km. En 1828 Orléans est atteinte pour la première fois par les steamers, puis en 1824, un service quotidien entre Nantes et Angers est assuré grâce à la mise en service de la Maine. Cette même année voit l’apparition du Nantais et de l’Angevin, les premiers bateaux conçus avec un fond plat. Il faut attendre 1829 pour voir s’établir une ligne régulière entre Nantes et Orléans et 1837 (date de la première ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Germain) pour voir l’Émeraude (un inexplosible) remonter la Loire en amont d’Orléans et atteindre Nevers.
En 1843 divers steamers sont exploités sur les rivières confluentes.
Un Inexplosible dans les années 1830. Il semble plus long que le n°22. Lithographie de Charles Pensée, deuxième quart du XXème siècle 

La bataille de compagnies
La navigation à vapeur est onéreuse et diverses compagnies vont se livrer une concurrence acharnée pour occuper le fleuve et ses affluents. En 1828, la Société Anonyme de la Navigation Accélérée met cinq bateaux en service portant chacun le nom d’une ville desservie, Ville de Nantes, Ville d’Angers, Ville de Saumur, ville de Tours, ville d’Orléans.

Une autre compagnie, la Compagnie des Riverains du Haut de la Loire, puis Compagnie des Courriers avait en 1827 racheté la Maine et la Loire.

Plusieurs autres compagnies apparaissent sur le fleuve : 
La Compagnie des Hirondelles en 1832, la Compagnie des Inexplosibles en 1837, la Compagnie de bateaux à vapeur de l’Allier en 1840, la Compagnie Antoine Edel ou des Paquebots de la Loire en 1842 qui commande cinq bateaux chez Gâche : Orléans, Tours, Angers, Nantes et Paris.
En 1841, apparaît la Compagnie Générale des Remorqueurs de la Loire. Son siège est à Orléans.

Le viaduc de Vierzon à Orléans. Un Inexplosible croise la nouvelle voie du chemin de fer. La vapeur opposera ces deux modes de transport. Lithographie de Charles Pensée. Dessinateur A. Jacob lithographe. Musée de la Marine de Loire de Châteauneuf-sur-Loir. 

En 1843, le train de Paris atteint Orléans, les bateaux à vapeur assurent la correspondance mais pas pour longtemps. Les matériels usés, le fleuve irrégulier nécessitant un faible tirant d’eau et soumis aux rythmes des saisons, font que le service n’est pas toujours d’une régularité parfaite. Par ailleurs, les taxes et la concurrence entravent la compagnie et dès 1832 la Société Anonyme de la Navigation Accélérée disparaît après seulement quatre années d’existence. La Compagnie des Hirondelles, elle, durera huit années, laissant la place à la Compagnie de l’Aigle. Face à la concurrence, des accords de rapprochement naissent entre les compagnies dont certaines se dotent d’un “Ordre Commun de Service”.

Les caprices de la Loire, ne favorisent pas la navigation à vapeur : bancs de sable, débit irrégulier, basses eaux, crues sont des obstacles que les constructeurs arrivent à surmonter sur le plan technologique. Les constructeurs, principalement installés à Nantes, perfectionnent sans cesse les bateaux, notamment Vincent Gâche. Les bateaux gagnent en rapidité et en vitesse : entre Nantes et Angers, le temps de parcours est divisé par deux avec l’apparition des Inexplosibles. Les machines doublent également en puissance, les premières d’une puissance de dix chevaux laissent place à de plus puissantes de vingt-quatre chevaux, puis de quarante chevaux sur les Inexplosibles. On atteint des vitesses de l’ordre de 14 km/h à la remonte et 26 km/h à la descente. Les tirants d’eau passent de 1 m à 0,45 m. Enfin les coques en fer introduites en 1833 par Thomson (un britannique qui livre des machines à vapeur) couronnent ces divers perfectionnements : le Vulcain en est un spécimen avec un poids de 14 tonnes, une longueur de 30,5 m, une largeur de 3,20 m et un tirant d’eau de 20 cm. Il a une coque en fer de seulement 2 mm. Il pouvait accueillir une centaine de passagers. Sur la Loire maritime, les bateaux pouvaient accueillir jusqu’à 600 passagers.

Les Inexplosibles

Ce nom choisit par la Compagnie se veut rassurant pour les passagers suite à l’explosion de la chaudière du Vulcain n°1 à Ingrandes en 1837 et celle du Riverain n°1 en 1842. Une famille fut tuée dans le premier accident et une vingtaine de personnes dans le second. Les chaudières haute pression n’ont plus la confiance du public et ces bateaux sont équipés de chaudières basse pression. C’est la Compagnie Générale des Bateaux en fer Inexplosibles de la Haute Loire, société en commandite, dont le fond social de 700 000 francs est constitué de 1 400 actions. Elle exploite un brevet de bateaux «sous basse pression» accordé pour une durée de 10 ans à Vincent Gâche de Nantes.

Le premier Inexplosible livré en 1837 par Vincent Gâche est l’Émeraude. Ce bateau a une puissance de 12 à 14 chevaux et son tirant d’eau est de 25 cm. Il remonte jusqu’à Nevers par basses eaux sans difficulté. Sept autres bateaux vont suivre en 1838 : l’Orléanais, la Jeanne d’Arc, la Touraine, la Maine, l’Anjou, le Breton, et le Nantais. En 1839 le Denis Papin est construit en tôle de fer renforcée de bandes de fer empêchant la flexion et doté d’une machine de 20 chevaux. La pression de service est au maximum 1/7 en sus de la pression atmosphérique. La chaudière a une unique soupape de sécurité de 18 cm de diamètre et dotée d’un tube de sûreté de 18 cm de diamètre sur une longueur de 1,60 m dont une extrémité plonge dans l’eau de la chaudière tandis que l’autre est ouverte à l’atmosphère. La commission de surveillance exige que ces dispositions soient respectées impérativement par l’exploitant. Un canot de sauvetage de 3 m complète la sécurité des passagers.

D’une longueur de 38 m pour une largeur de 3 m et un tirant d’eau de 0,30 m, ces Inexplosibles peuvent transporter 150 passagers et le groupe de propulsion ne dépasse pas 7 000 kg.

Cinq autres bateaux vont compléter la flotte : le Berry, le Nivernais, la Haute-Loire, le Charolais et le Sully. Deux autres le n°20 et 21 Ville d’Angers et Ville de Nantes ont une longueur de 45 m, une machine de 40 Cv et peuvent transporter 250 passagers entre Angers et Nantes. Le Dragon complète la flotte des Inexplosibles.

Élégants, sûrs, avec un aménagement intérieur soigné, ces bateaux bénéficient du prestige de la marine à vapeur de Loire.
Largement peint par l’artiste Charles Pensée à la demande de la Compagnie, on peut voir plusieurs exemplaires sur les toiles exposées au Musée de la Marine de Loire de Châteauneuf-sur-Loire, au Musée de la Batellerie de Conflans-Sainte-Honorine, aux Archives départementales d’Orléans et à celles du Loir-et-Cher, au Musée des Beaux Arts d’Angers.

...deuxième partie dans la prochaine Feuille à l’Envers

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