Marquis vos beaux yeux...

François Casalis

Une invention bien née !
Le Marquis Claude François Dorothée de Jouffroy d’Abbans (1751 – 1832) est le premier inventeur au monde à avoir fait naviguer un bateau à vapeur.
C’est par devant les conseillers du Roi un quinze juillet 1783, pendant un quart d’heure et par l’effet seul de la pompe à feu et sans le secours d’aucune force animale, un bateau long de trente sept pieds et de quatorze de large, tirant trois pied d’eau, d’un poids estimé de trois cent vingt-sept mille livres soit environ 130 T., le Pyroscaphe du Marquis remonte la Saône à contre courant ! (1)Aristocrate franc-comtois, il renonce aux privilèges liés à son rang pour consacrer sa vie et toute sa fortune aux machines à vapeur.
Il nous est sympathique ce Marquis Claude François Dorothée de Jouffroy d’Abbans !Jean Michel Parry, qui a assidûment fréquenté l’INPI, l’an dernier, à la recherche des brevets de nos « vaporistes préférés », a eu la bonne idée de traîner, du côté de Beaume les Dames, histoire d’en savoir un peu plus sur notre marquis, alias Claude François Dorothée de Jouffroy d’Abbans.

Abbans dessus et Abbans dessous
Pour trouver Beaume les Dames c’est facile, vous remontez le Doubs…
De contacts en contacts nous nous sommes retrouvés tous les deux, par une froide journée de janvier, dans le charmant village de Abbans- Dessus. Quelle ne fut pas notre surprise de voir un tout petit village dominé par un château perché au sommet d’une colline avec une tour carrée impressionnante. 
Nous étions aux portes de la demeure de notre homme ! 
Faute de pouvoir entrer, nous avons fait connaissance d’une voisine, Madame Monneur (2), veuve d’un maquettiste de talent et admirateur du marquis. Nous avons pu contempler les maquettes du Palmipède,du Pyroscapheet du Charles Philippe,les trois bateaux conçus par Claude François Dorothée de Jouffroy d’Abbans, nous ne pouvions pas tomber mieux ! 

Notre Claude est né en en haute Marne en 1751. Destiné aux métiers des armes, il préfère la mécanique et s’entraîne en démontant les pendules du château paternel, pour un marquis ça la fout mal ! Abbans père, agacé par cette activité peu aristocratique, essaie de faire diversion, mais rien n’y fait. 

Une duchesse de trop
Ce qui va tout gâter, c’est une histoire banale, un problème de sur-pression sans doute, vous l’avez compris, une histoire de bougresse ! Notre aristocrate mécanicien, vient d’avoir ses 21 ans, et il ne trouve rien de mieux, pour fêter cela, que de séduire une duchesse. Jusque là tout va bien, mais hélas la mignonne est la maîtresse du Comte d’Artois, (le futur Charles X, pour ceux qui ne sont pas abonnés à Point de Vue Images du Monde!). 
Tout faux ! Les copains l’invitent à tomber les feux, et à lâcher la pression, rien à faire ! Furieux que l’on tente de le détourner de la belle, il s’en va provoquer le futur roi des français, en duel ! Au passage saluons la performance de la drôlesse, un Marquis et un futur Roi de France au tableau, bravo madame !
L’histoire ne dit pas qui toucha le premier, mais ce qu’il y a de sûr c’est que papa d’Abbans attrape les nerfs, trouve que le rejeton en fait un peu de trop et il l’embastille (un visionnaire pour l’époque !) à Saint Honorat dans les Iles Lérins. C’est là, dixit les historiens, que notre marquis aurait mis au point la mécanique dont il rêvait depuis longtemps. 
Une fois calmé, c’est-à-dire deux ans plus tard, quasiment déshérité (le marquisat lui passe sous le nez au profit de son frère cadet), le Claude s’associe avec le Comte Joseph d’Auxiron et se lance dans les affaires. Il goupille une combine avec le sieur Perier, sinistre sire, qui connaît la musique mieux que personne, et notre homme se fait rouler dans la farine ! 

 

Premier essais, le “Palmipède”
Désargenté son Palmipède sous le bras il s’en va frapper à l’huis de l’Abbaye de Beaume les Dames où sa sœur aînée séjourne comme Abbesse, histoire de récupérer un peu de l’héritage familial qui s’en va dans cette très noble institution (il fallait pas moins de seize titres de noblesse pour franchir la porte !). Et le Claude de taxer la frangine qui non seulement ne dit pas non mais en redemande et fait le tour de ses copines pour ramasser la monnaie. Du coup il peut faire les premiers essais du Palmipède, en 1778 sous l’œil attendri des Abbesses dans le rôle de pom-pom girls. C’est un succès !
L’engin est ingénieux, nous en sommes encore à la machine à simple effet, on pousse le piston avec la vapeur, lequel transmet son énergie, via un système de levier et de chaînes, à deux palmes faisant penser à des pattes de canard. Une fois le piston en haut on refroidit le cylindre avec l’eau du Doubs et grâce à Monsieur Torricelli (allez consulter vos manuels, et la prochaine fois que vous vous servirez de votre cocotte minute, quand vous voudrez l’ouvrir, mettez-la sous l’eau froide et pensez très fort à Denis Papin), il se crée le vide et le piston grâce à la pression atmosphérique, redescend, mais il faut l’aider et le contrepoids lié aux palmes est là pour cela. 
Le manant préposé aux manettes ne devait pas chômer, certes on ne marchait pas à 200 tours par minute, mais quand même. Cela marche dans la mare aux canards devant Beaume les Dames et le Claude n’en peut plus, on fait la fête, on ne tient plus les Abbesses en place. Cela n’empêchera pas les mauvaises langues et les jaloux d’affubler notre marquis du sobriquet de « Jouffroy la pompe » (sic !)

D’un mouvement à l’autre
Les palmes, ce n’est pas génial, quand le bateau prend de la vitesse, les volets mobiles ont une fâcheuse tendance à ne plus être mobiles ! Très vite Jouffroy envisage d’utiliser la roue à aubes mais le problème de la transmission subsiste. Comment passer d’un mouvement alternatif à un mouvement circulaire ? 
Le marquis travaille et dépose le brevet d’un système à cliquets très ingénieux mais qui visiblement n’a pas fait carrière.
On ne peut s’empêcher de sourire en examinant cette mécanique et se demander pourquoi avoir mis au point une telle usine à gaz, alors que la liaison bielle - manivelle semble si simple ? 

 

 

Le Pyroscaphe
Il met alors en chantier le Pyroscapheet organise une démonstration le 15 juillet 1783 sur la Saône dans les faubourgs de Lyon. Elle sera concluante et fort applaudie. Imaginez une remontée de 15 minutes contre le courant ! 
Du coup, moins d’un an après cette réussite, notre marquis se marie avec la belle Françoise Madeleine de Pingon de Valier et sitôt la noce finie, repart faire des affaires.
Mais le Claude n’est décidément pas fait pour cela ! 
Il demande des privilèges d’exploitation pour lever des fonds et poursuivre son œuvre, mais rien à faire, l’infernal Périer, encore lui, qui est en cheville avec le ministre de l’époque, Calonne, pousse l’homme d’état à rejeter la demande du marquis (voir la lettre ci-desssous)… ce qu’il fait sans hésiter… rancunier le Périer !
Versailles le 31 janvier 1784
« Je vous renvoie, Monsieur l’attestation du succès qu’a eu à Lyon la pompe à feu par laquelle vous vous proposez de suppléer aux chevaux pour la navigation des rivières, ainsi que d’autres pièces que vous m’avez adressées, jointes à votre requête tendant à obtenir le privilège exclusif, pendant un certain nombre d’années, de l’usage des machines de ce genre. Il a paru que l’épreuve faite à Lyon ne remplissait pas suffisamment les conditions requises ; mais si, au moyen de la pompe à feu, vous réussissez à faire remonter sur la Seine, l’espace de quelques lieues, un bateau chargé de 300 milliers (1 millier = 1000 livres NDLR), et que le succès de cette épreuve soit constaté à Paris d’une manière authentique, qui ne laisse aucun doute sur les avantages de vos procédés, vous pourrez compter qu’il vous sera accordé un privilège limité à quinze années, ainsi que vous l’a précédemment marqué M. Joly de Fleury
Je suis bien sincèrement, Monsieur, votre très humble et très-obéissant serviteur
 

De Calonne

1789 se précise ! Il ne fait pas bon rester dans le quartier, et notre marquis rejoint l’armée de Condé, il rentrera en France en 1801. 
Deux ans plus tard, le 9 août 1803 Robert Fulton fait naviguer sur la Seine avec succès, un bateau qui avait coulé trois mois auparavant faute d’une charpente suffisante … Et c’est l’infernal Périer, encore lui, qui est chargé d’homologuer la performance. Les formes du bateau ressemblent à s’y méprendre aux derniers dessins du Claude… 
Napoléon ne prêtera aucune attention à cette démonstration et déclare : –« Il y a dans toutes les capitales de l’Europe, une foule d’aventuriers et d’hommes à projets qui courent le monde, offrant à tous les souverains de prétendues découvertes qui n’existent que dans leur imagination. Ce sont autant de charlatans ou d’imposteurs, qui n’ont d’autre but que d’attraper de l’argent. Cet Américain est du nombre. Ne m’en parlez pas d’avantage ! »
Dommage pour la future industrie française, mais c’est bien fait !
Pour autant cela ne va pas mieux pour notre marquis. Bien qu’aidé depuis la première heure par le chevalier Charles Monnin de Follenai, qui y laissera sa fortune, la chance ne lui sourit pas. 
L’esprit fertile de l’inventeur poursuit néanmoins sa progression et de Jouffroy d’Abbans dépose le 13 mai 1816, la Description d’un perfectionnement pour les bateaux à vapeur, qui a pour objet de remplacer les roues latérales et le mécanisme intérieur qui les fait mouvoir, par une simple pompe hydraulique de compression.(3
Commentaires du brevet (source INPI)- « Cette facilité de produire tout l’effet utile de la machine à vapeur en refoulant simplement de l’eau dans un corps de pompe voisin, de diriger ensuite la réaction de manière à produire une impulsion dans la direction la plus favorable à la marche des bateaux, de suppléer à volonté le gouvernail en rendant mobile le tuyau d’issue, nous garantit les avantages importants du perfectionnement que nous avons imaginé… »
On ne connaît pas la suite donnée à cette géniale invention qui malheureusement de nos jours connaît, sous une forme différente, une application dont on se passerait volontiers, à savoir ces pétoires bruyantes et malodorantes que sont les jets-ski !

Sus au Contre-facteur
La même année il dépose quantité d’additions à ses brevets portant sur les améliorations des brevets existants. Il publie en février 1816 un pamphlet « Des bateaux à vapeur par le Marquis Jouffroy d’Abbans » où il revendique la paternité de ses inventions et règle son compte à l’usurpateur américain 
Commentaires du brevet (source INPI) « Mais, ce n’étoit point assez que les autres peuples s’appropriassent l’invention qui m’appartient, il m’étoit réservé de voir des Français confirmer eux-mêmes cette usurpation (Périer ?? NDLR), en se plaçant sous l’égide des étrangers ; et, dans le projet d’introduire en France ce nouveau moyen de navigation, se proclamer les disciples du prétendu inventeur Fulton. »-
J’ai dit que l’Américain Fulton, qui construisit son premier bateau à Paris, avait copié mon invention. »
Le 20 août 1816 il construit un coche d’eau le « Charles - Philippe », au petit Bercy à Paris. On ne peut faire plus explicite ! Le premier, Charles, confirme que chez les Bourbons on est sans rancune, la duchesse est oubliée, quant au second, Philippe, en bon souverain, il exprimera sa reconnaissance en proposant à notre Claude un coup pourri de chez pourri, qui mettra une fin définitive à ses velléités, et à son compte en banque !
Notre marquis, finit, ruiné, par mourir du choléra aux Invalides en 1832.
Marquis Claude François Dorothée de Jouffroy d’Abbans si je me suis amusé à retracer brièvement et à ma façon, votre carrière, c’est qu’elle m’a touché et que vous m’êtes infiniment sympathique. Au damas, au velours et à l’hermine vous avez préféré le cambouis et l’eau chaude. On ne peut que blâmer l’ingratitude, en fait l’ignorance crasse, de vos contemporains. Que voulez-vous ils avaient d’autres occupations, on ne peut pas couper les têtes, faire l’Empire à coups de canons, et bricoler une cocotte minute en même temps ! 

Foutue époque !

Un canotier qui vous admire.

Notes :
  • 1 Madame Monneur nous a confié généreusement la maquette du Palmipède pour notre exposition au Palais de la Découverte.
  • 2 Acte notarié du 19 août 1783 de MM. Devilliers et Baroud notaires à Lyon. La livre lyonnaise était fractionnable en 12 onces. Elle valait suivant les régions de 380 à 522 grammes. Le pied du roi était donné pour 0,325m . On peut classer le Pyroscaphe dans les « déplacements lourds » 130 tonnes pour un bateau de 42m de long sur 4,5m de large.?
  • 3 La lecture du brevet n’est pas simple car il très certainement rédigé par un fondé de pouvoir qui ne devait pas comprendre grand chose aux théories du Marquis voire posséder peu de connaissances en sciences physique. La transcription est en cours, l’espoir étant qu’un jour un maquettiste puisse réaliser une maquette de ce mécanisme.

Bibliographie :

  • Claude Dorothée de Jouffroy d’Abbans Inventeur de la navigation à vapeur par Patrice Belzacq
    Brevets INPI
  • Les merveilles de la science par Louis Figuier.

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