Les Canots Yoles Velléda, Eva et le Duc de Framboise

François Casalis

La séparation des genres

A partir de 1843, la construction des bateaux du canotage se spécialise. D'un côté les embarcations purement à l'aviron, de l'autre les voiliers. Ces derniers ont fait l'objet d'une étude remarquable dans le Chasse Marée N°155.
Nous allons tenter d'y voir clair dans les évolutions de la construction des bateaux à l'aviron jusqu'en 1853, date de la création de la Société des Régates Parisienne !

Les formes vont évoluer au rythme des modifications apportées au sacro saint Règlement qui oblige les constructeurs à respecter des gabarits "administratifs" et le chêne comme unique matériaux pour tout ce qui a vocation à flotter sur la Seine. Par ailleurs, ce qui va devenir le sport de l'aviron pointe son nez. Aux joutes nautiques succèdent les régates sportives. Tout comme pour le Yachting qui va tenter de mettre au point une règle du jeu capable de mettre d'accord entre eux les propriétaires d'embarcations différentes (la Jauge), les rameurs organisent leurs régates en créant des catégories de bateaux se différenciant entre elles par la longueur, le type de construction, ou encore par le nombre de rameurs. Il faut que les anciens et les modernes y trouvent leur compte!

En 1843 trois catégories d'embarcations animent les régates:

La Sorcière fait le ménage chez elle

fal_0025_02_01.jpg (51338 octets)Dès 1841, le premier bateau à faire parler de lui est une Yole, La Sorcière des Eaux (construite par Breton au Havre), patron Lucien More.
En 1845, La Sorcière réglera son compte aux marins de l'État au service de SAI le Prince de Joinville!

On ne sait pas grand chose de ce bateau, l'iconographie nous manque.
Tout ce que l'on sait c'est qu'il mesure plus de 32 pieds (soit plus de 10,40m) et qu'il est armé par six rameurs en pointe. C'est peu, un appel est fait aux lecteurs avisés pour nous venir en aide.

fal_0025_02_02.jpg (88100 octets)Peu après les succès de La Sorcière des Eaux, un équipage animé par un célèbre canotier parisien Edouard Bardon, va prendre le relais. Cet équipage va être à l'origine de nombreuses embarcations portant toutes le même nom: V élléda, toutes construites par le même chantier Philippe à Neuilly.

La première Vélléda est une yole, elle ne porte pas chance à son équipage.
Le Règlement, toujours lui, impose 1,25m au minimum dans la largeur. Le bateau est modifié pour satisfaire à la loi, du coup il perd toute chance de gagner et son équipage l'abandonne.

LE MYSTÈRE DU CANOT YOLE

fal_0025_02_03.jpg (91872 octets)En 1847 le même équipage commande à Philippe un modèle de bateau qui rencontre un vif succès auprès des rameurs de l'époque: le Canot-Yole. Sous le nom de Vélléda il impose sa suprématie cinq ans durant.

Nous manquons de descriptions précises sur ce genre de bateau. On sait que les premiers canots yoles sont construits en chêne, qu'ils sont armés par quatre rameurs en pointe (parfois six ?), que leur largeur est réduite au 1/5 de la longueur qui doit se situer au delà de 20 pieds (soit supérieure à 6,50m).
L:allongement n'est pas encore de mise avec le Canot-Yole. On ne réglera pas le problème de la surface mouil1ée, bien au contraire. Si l'on considère que ce type de bateaux avait une longueur d'environ 7m pour 1,40m de large, le tout pour un déplacement (en ordre de marche) que l'on peut estimer à 600 / 700 kg, il y avait du bois dans l'eau ! Les rameurs sont disposés en quinconce afin de conserver un bras de levier suffisant pour un coup d'aviron efficace.
fal_0025_02_04.jpg (90518 octets) A ma connaissance aucun exemplaire de Canot Yole n'a survécu. J'attends avec impatience le jour où j'aurai la chance de pouvoir en admirer un au fond d'une réserve, d'un hangar... En attendant, seul le recours à l'iconographie est possible mais la recherche et surtout l'identification n'est pas aisée !.
Je portais un gros espoir sur l'un des Vélléda dont j'ai retrouvé la trace dans les col1ections du musée de la Marine. Hélas ce bateau était en dépôt et a rejoint le club qui en était le propriétaire pour brûler dans un incendie qui devait ravager le club et ses bateaux dans les années 1960. Heureusement il reste une photo, c'est bien, mais insuffisant pour identifier formellement de quelle Vélléda il s'agit.

fal_0025_02_05.jpg (46196 octets)Parallèlement aux Canots Yoles, les canots conservent la faveur de certains canotiers, sans doute auprès de ceux qui seront affublés plus tard du qualificatif peu flatteur de "baladeurs". Directement inspirés du modèle maritime, les Canots font partie d'une catégorie un peu particulière si l'on en croit les affiches de l'époque qui associent au terme de canot celui de promenade.

Mais là encore le démon de la compétition sévit et le patron de l'un des plus réputés de ces bateaux ,le Corsaire, fait appel à l'équipage de Vélléda pour ramer son bateau et remporter les prix!

fal_0025_02_06.jpg (28099 octets)La chose a dû plaire à l'équipage qui, en 1852, demande à Philippe (toujours lui !) de lui construire un canot capable de rivaliser avec les meilleurs du moment. Il va bien entendu porter le nom de...vélléda.
Au sujet des canots, on peut se demander s'ils n'ont pas fait l'objet d'un règlement de compte entre les constructeurs Baillet et Philippe. Le premier étant reconnu comme le spécialiste de la construction de canots, le second des canots yoles.
Bien entendu chacun d'entre eux va mettre un point d'honneur à aller "chercher" son concurrent dans son domaine de prédilection!

fal_0025_02_07.jpg (33964 octets) fal_0025_02_08jpg.jpg (39708 octets)

1853 : L'année de l'affranchissement et de la construction libre

fal_0025_02_09.jpg (41179 octets)En 1853, la Société des Régates Parisiennes est créée et déclare ne reconnaître que les catégories de bateaux suivantes:

· Les Canots: armés en pointe avec quatre avirons, ils ont une largeur égale au 1/4 de la longueur
· LES CANOTS YOLES ou canots de service des ports: Ils ont une largeur égale au 1/6 de la longueur. Ils sont ramés par quatre ou six rameurs en pointe.
· LES YOLES GIGS sans limitation de mesure ni d'avirons
· LES SKIFFS et toute embarcation montées par un rameur
Le chêne n'est plus obligatoire !
C'est plus qu'il n'en faut pour que notre équipage de la Vélléda passe commande à son constructeur favori d'un Canot et... d'un Canot Yole aux nouvelles normes! Tous deux portent le nom de Vélléda
Si je sais compter cela fait cinq bateaux qui portent le même nom en dix ans de temps!

Tout commence par un naufrage

fal_0025_02_10.jpg (78200 octets)On le voit, l'armement et la construction des yoles sont libres. Les équipages de Vélléda et d'Eva, son adversaire et voisin (patron le Comte de Châteauvillard), font alliance pour aller porter le combat en eau salée. Pour cela ils décident d'armer une yole d'origine anglaise, La Parisienne.
Hélas, lors d'une sortie d'entraînement la Parisienne, bateau très fin, trop fin peut-être, supporte mal la houle de l'avant-port et sombre sous l'œil goguenard et ravi des Havrais !
C'est sous les quolibets et la moquerie générale qu'elle prend le départ le lendemain. Elle se venge des moqueurs de magistrale façon et franchit en vainqueur toutes les lignes d'arrivée qu'on lui présente. C'est en mémoire de cette célèbre joute que le Cercle des Rameurs de Randonnée de l'Ile de France se rend aux journées de Douarnenez en 1988 avec une yole à huit rameurs prêtée par le club de Vannes.

LE DUC DE FRAMBOISIE  

Encouragés par cette victoire, mais souhaitant s'épargner des bains humiliants, nos rameurs se réunissent à nouveau en une société dites "Les Canotiers Parisiens" et commandent à Philippe une yole de 12m de long et 1,10m de large pour six rameurs en pointe: le Duc de Framboisie.
Pour sa première sortie le Duc vient aisément à bout des marins de son Altesse Impériale le prince Jérome qui rament "Ville du Havre" ( armée par dix rameurs contre six pour ]e Duc !)
fal_0025_02_12.jpg (99047 octets) Cette fois-ci cela commence plutôt bien! Pendant trois ans l' équipage du Duc a pour unique objectif de gagner dans tous les ports maritimes: Nantes, Bordeaux, Rouen, le Havre. Ce qu'il réussit au delà de tout espoir !

 


Extraits du Palmarès :

Le Havre. 1854. 1er prix course d'amateurs
Le Havre. 1854. 1er prix course ouverte à toutes les nations
Le Havre. 1854. médaille d'honneur accordée par le Ministre de ]a Marine !
Le Havre. 1855. 1er prix course de yoles
Dieppe. 1855. 1er prix course d'amateurs
Rouen. 1855. 1er prix course de gigs
Paris. 1855. 1er prix de]a société des régates
Paris. 1855. 1er prix des yoles de ]a société des régates
Meulan. 1856. 1er prix course de yoles
Rouen. 1856. 1er prix course de yoles
Le Havre. 1856. course ouverte aux embarcations de tout port

Toutes ces victoires lui valent une réputation nationale. Le Café Concert met la chanson du Duc de Franc Boisy [sic] au répertoire.
L'illustrateur Paul Morand crée une affiche avec les couplets de la fameuse chanson ainsi que la caricature, sous forme de rébus, de J'équipage. Sur une musique de Vamey et un livret d'un auteur inconnu, un mimodrame burlesque est créé à l'hippodrome (très vraisemblablement celui de Longchamp) le 2 août 1856.

Bref, le Duc devient une vedette ! Jusqu'au jour où une sombre histoire avec les bordelais va provoquer sa perte !

En effet en été 1856 le Duc arrive malencontreusement en seconde position dans la première manche lors d'une régate avec les marins de Bordeaux. Il ne peut pas prendre sa revanche.

La première manche ayant fait deux tours, les arbitres locaux (!) déclarent qu'à l'issue des deux tours les deux manches sont courues et les bordelais vainqueurs ! La "partie liée" (qui faisait alors office de règlement des courses) est pour ]e moins confuse et laisse toutes les interprétations possibles !

Furieux, les parisiens rentrent chez eux jurant de prendre leur revanche. Emportés par leur élan ils décident de lancer un défi à tous les marins des ports de France avec un prix de 3000 Frs à la clé (valeur 1857 !).

Rouen, Nantes et Bordeaux relèvent le défi.

fal_0025_02_13.jpg (105975 octets)Pour les parisiens cela commence par une victoire le 14 juin 1857 sur la Sèvre, face aux nantais qui rament un bateau en tôle de 0,25mm d'épaisseur, de 13m de long (1m de plus que le Duc) réalisé par le chantier Jollet. Cette yole se nomme, sans doute malicieusement, Madame de Franc-Boisy. Comme dans la chanson elle s'est fait trancher la tête !
Hélas les régates de Saint Cloud du 28 juin 1857 sonnent le glas de l'épopée glorieuse ! Le Duc (1) s'incline par deux fois devant la Néva venue de Rouen. Les 3000 F vont aux normands.

Une seule consolation la Girondine termine régulièrement dernière.
Cette histoire émouvante et cocasse illustre parfaitement le souci qu'ont les canotiers parisiens de se faire reconnaître et respecter par les marins civils et militaires. Ils sont souvent à l'origine de conceptions nouvelles et de techniques originales.
Le sobriquet "marin d'eau douce" est parfois difficile à porter mais nous devons en être fiers ! Nos anciens ont fait la trace, qu'attendons nous pour venger le Duc ?

P.S : le 24 juin 1860, Monsieur Armet, célèbre rameur, gagne l'épreuve en périssoire à la pagaie assis à bord de... Vélléda ! Et de six!

NB ; (1) Tout au moins l'équipage car il y a un doute sur l'embarcation qui aurait été Biscuit construite par Philippe pour l'occasion (le Sport de l'Aviron, Philippe Daryl 1895).

SOURCES:
Le Canotage en France, Ed. Annen - Le Monde Illustré - Plaquette du centenaire du Rowing club de Paris - Le Sport Nautique - Le Sport de l'Aviron, Philippe Darryl -Le Musée de la marine à Paris

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