Histoire de la Bertha

Bertha a eu une longue histoire depuis sa naissance en 1905 dans l’usine Orenstein & Koppel de Berlin. Heureusement, Floris Lepers qui était son précédent propriétaire a eu l’intelligence de transcrire les soins attentifs et anecdotes croustillantes la concernant depuis son acquisition en 1968. Son passé est écrit dans un ouvrage auto-édité, intitulé " Bertha La grosse petite " paru en 1982 et dans lequel Floris Lepers rend compte des travaux effectués sur la Bertha qui a retrouvé sa consoeur sur le petit réseau de Dannemois. 

Avant de parler de l’actualité de Bertha et de sa carrière sur le CFC, (ce que nous ne manquerons pas de faire dans la rubrique " Nouvelles brèves "), nous vous proposons de retracer son passé à travers l’ouvrage de Floris Lepers accompagné des dessins qu’il a réalisés pour l’illustrer. 

" Bertha : la grosse petite "

de Floris Lepers 

Cette brochure aurait pu être un ouvrage technique, c’est à dire, sérieux, rébarbatif et uniquement destiné à des spécialistes, ou tout au moins à des connaisseurs. Mais ceux qui me connaissent bien, savent que j'aime mettre de l'humour un peu partout. L’humour comme l'amour n'ont jamais fait de mal à personne c'est pourquoi j'ai évoqué dans ce récit toutes les anecdotes issues de cette réalisation technologique et j’oserai même ajouter sportive. Et que j'ai rajouté mon grain de sel à tout propos, pour donner plus de vie à cet ouvrage.

Ce roman, car pour moi c'en est un, raconte une aventure peu banale, celle de la remise en parfait état d'une très vieille locomotive à vapeur qui a vu le jour en Allemagne en I905 à Berlin aux usines Orenstein et Koppel.

J'ai acheté cette machine en 1967 suite à une annonce qu'avait fait paraître mon ami Jean-Yves Guillemont dans " l’usine nouvelle ". Les Etablissement Lecat à Péronne, dans la Somme avaient répondu. Ils avaient 2 machines à vapeur qu'ils seraient en mesure de nous céder.

Sans perdre de temps nous allons voir sur place ces vénérables engins. Les deux mignonnes étaient garées sous un hangar demi-lune de la guerre de 14. Nous les trouvons pleines de poussière et encombrées de brouettes neuves et d’un tas de fouillis. A première vue elles semblent en piteux état, mais en y regardant de plus près, je me rends compte que ce n'est qu'une apparence, la crasse huileuse a servi d'antirouille et a fait cocon.

Mon ami choisi la Jung et naturellement c'est l'autre qui m’échoit, c'est à dire l’Orenstein et Koppel, ce qui m'arrange, car j’ai déjà arrêté l’acquisition d'une autre machine de Villeneuve la Guyarde, et c'est justement elle aussi une Orenstein et Koppel, et toutes les deux sont équipées de la distribution typique de cette firme (petit mouvement sans coulisse) ce qui va unifier mon parc traction.

Par un froid samedi de février, nous chargeons les deux machines sur une remorque surbaissée.

Les deux machines avaient été attelées ensemble et avaient été tirées du hangar à l'aide d'un vieux GMC de l'armée américaine, c’est alors que c'était produite une catastrophe heureusement sans conséquence grave. Le fameux hangar demi-lune s'était écroulé sur les machines, en effet ces demi-lunes avaient été en partie étayées sur les machines. Privé de ce renfort le bâtiment s'était affaissé. Après un laborieux dégagement, la Jung était hissée au tire-fort sur la remorque mais cette dernière n'étant pas assez longue pour contenir les deux machines, les traverses avant de ces dernières ont du être démontées, et nous avons du les transporter bouche à bouche, c’est à dire boîte à fumée contre boîte à fumée. De cette façon nous avons gagné plus d'un mètre sur la longueur mais pour ça il avait fallu tourner la deuxième machine. Comment faire sans plaque tournante et sans grue ?

Eh bien! grâce à la boue argileuse qui recouvrait la cour de l'entreprise et à Saint Médard qui avait bien fait les choses nous avons improvisé une plaque tournante. Le GMC à l'aide d'un câble amarré sur une des extrémités du coupon de voie sur lequel reposait la machine a fait pivoter l'ensemble de 180°. L’opération s’est faite en plusieurs reprises et la deuxième machine a pu ainsi être chargée comme nous l'avions programmé. Je vous recommande ce passe temps : chargement et transport d'une locomotive en plein hiver avec des moyens de fortune, c’est plein d'imprévu et de suspense, ça vaut un Hitchkock.

Après déchargement à Dannemois sur un sol gelé, grâce à une estacade faite avec tout ce qui nous tombait sous la main, traverses, briques, parpaings, bidons etc., Bertha est nettoyée, grattée, reçoit une peinture verte et ne tarde pas à faire ses premiers pas à la Chaudronnerie. (NdlR La Chaudronnerie est le nom du domaine de Floris Lepers à Dannemois).

Pendant quelques années elle est allumée occasionnellement, car en général c’est sa cadette Giselle qui assure la majorité des trains, car sur Bertha nous avons quelques soucis avec les injecteurs.

C'est le 3 août I980 que mon partenaire le docteur François Dolladille, après une auscultation sommaire de Bertha décide l’opération, et sans perdre une minute commence le démontage du toit de l'abri et de quelques accessoires.

 

Sur la lancée, nous décidons de bien faire les choses. Bertha sera mise en petits morceaux, tout ce qui est démontable le sera.

Le démontage de la cabine et de l'embiellage ne présente pas de difficulté particulière, à deux il n'y a pas de problèmes de manutention. L’un des deux compères fait 130 kilos et l'autre (moi même) 85 bien mesurés.

Les difficultés commencent avec la séparation de la chaudière et du châssis.

Nous avons dû confectionner de grosses chandelles avec du tube carré de 120*120, un tréteau mécano-soudé et avec l'aide des deux crics de 5 tonnes extraits du wagon de secours nous avons monté successivement les deux extrémités de la chaudière, un des cotés reposant sur les traverses soutenues par les chandelles.

Mais nous sommes au moment des vacances et ce n'est qu'au mois de septembre que la vivisection reprend. La chaudière est complètement déshabillée.

 

 

Nous avons la joie de contempler une chaudière magnifique qui n'accuse pas ses 75 ans. La tôle de l'enveloppe n'est même pas rouillée, elle était protégée par une couche de peinture brun qui doit être vraisemblablement du minium de plomb. La tôle des viroles fait au moins 8 mm d'épaisseur, elle est assemblée par de gros rivets. Les raccords de tôles des recouvrements extrêmes sont laminés en sifflet, beau travail de forge, probablement réalisé au marteau pilon ou au moutonnet (). C’est un magnifique travail de chaudronnerie surtout pour l'époque où on ne disposait pas des technologies modernes comme la soudure à l'arc. Pour faire de telles pièces il fallait des ouvriers particulièrement compétents et courageux car la pose de rivets à chaud ne devait pas être un travail facile. Je voudrais que beaucoup de jeunes viennent voir ce que faisaient nos aïeux avec beaucoup moins de moyens qu'aujourd’hui. On se demande comment pouvait tenir l'ouvrier qui tenait la bouterolle à l'intérieur de la chaudière d'un diamètre de 60 cm.

La " bouille " est alors grattée à la brosse métallique, dégraissée et reçoit une bonne couche de peinture antirouille d'une couleur rouge brique.

Après avoir passé un week-end à calorifuger l'atelier et à remettre en état le poêle et la cheminée, les 10 et 18 Janvier nous démontons l’embiellage, qui est aussitôt nettoyé et dégraissé.

Nous avions laissé la chaudière sur ses chandelles au centre de la rotonde, et le châssis avait été amené sur la fosse. Il fallait chauffer dur, j'avais préparé du petit bois à cet effet, mais ce sacré poêle, bon pour la réforme nous donnait bien du souci. Philippe voulant le raviver au moment où il semblait rendre âme se trompe de bidon et au lieu de mazout c'est de l’essence qu'il verse dans fourneau. Ce qui devait arriver arriva, devinez, vous avez trouvé, une formidable explosion, la partie haute du poêle jouant les fusées Ariane (mais avec décolage réussi) est projeté au plafond, et Philippe comme un vulgaire cosmonaute qui aurait regardé de trop près la fusée du premier étage se retrouve avec les cheveux roussis et la peau de sa figure a pris la couleur de celle des peaux rouges.

Heureusement, plus de peur que de mal, Bertha n'a pas souffert seul "feu " le poêle a subi des dégâts en voulant jouer à Cap Canaveral (pour une fois que nous réunissons un lancement en France il faut le signaler).

Le nettoyage, et surtout le décapage du châssis nous demande pas mal de temps. Le cendrier étant en très mauvais état, nous l'amenons à mon atelier de Gentilly où il est démonté, nous en refaisons un autre neuf, aux mêmes cotes, ne conservant que certaines cornières et ferrures. Toutes les tôles en 20/10ème sont neuves, les anciennes étant mangées aux mites.

Enfin, le 21 mars à l'aide des deux crics et du palan que j'avais remis en état peu avant, on arrive à soulever le châssis et à le mettre sur chandelles. Je peux alors retirer les essieux en les faisant rouler vers l’arrière depuis la fosse. Je renforce les chandelles avec deux palées faites avec des traverses et des chutes de bastings, ceci pour plus de sécurité.

Les boîtes essieux venues avec ces derniers sont démontées. Les coussinets sont en bon état malgré la boue complètement sèche qu'il faudra retirer au burin, ce n'était plus de l'huile qu’il y avait mais un genre de caramel dur.

Une fois le châssis complètement décapé, il est passé à la peinture antirouille grise. Mais le plus dur reste à faire, c'est un travail ingrat et peu visible. Les deux soutes à eau situées entre les essieux à l’intérieur du châssis ont besoin d'un sérieux décapage et pour cela il faut se faufiler à l'intérieur par deux trous d'homme, ce qui suppose que les femmes ne sont pas admises à l’intérieur. D’ailleurs si on écrivait trou de femme ça la ficherait mal.

Après avoir démonté les deux plaques d’obturation en faisant sauter à la tronçonneuse pas mal de boulons qui avaient l'audace de résister, nous parvenons à glisser la tête dans ces trous de 30 centimètres de diamètre. Hélas moi-même comme mon ami François, nous ne pouvons guère y introduire, en plus, qu'un bras.

Il s'avère nécessaire de piquer tout l'intérieur des cuves. Nous démontons les tubes d'aspiration des injecteurs et leur crépine, et perchés sur un escabeau au fond de la fosse à tour de rôle nous exécutons ce sale travail. Nous avons réussi à filmer Philippe en train de travailler à l'intérieur en plaçant l'objectif de la caméra devant le trou du tube de communication des deux cuves, une lampe torche étant placée à l'intérieur. L’intérieur des cuves reçoit d'abord une couche de rustol et ensuite une autre de blakson. Travail nécessitant l'emploi d'un masque respiratoire, bien sûr pas un masque de Mardi-gras, il fallait voir la tête du préposé quand il faisait surface. Le châssis complètement repeint est prêt pour le remontage. Les essieux et les roues sont décapés, encore un travail fastidieux et salissant. Enfin les boîtes sont reposées sur les fusées. Chaque boîte bien repérée est replacée sur les fusées intérieures correspondantes.

Le 13 juillet bien que je sois seul, je procède à la repose du châssis sur ses roues.

Après avoir retiré les palées anglaises, le palan seul assurant le maintien de l'arrière du châssis je fais rouler les essieux à leur place. Les roues sont calées dans l'axe des glissières, les boîtes sont orientées, boîte à graisse bien en haut et je commence la manoeuvre qui consiste à descendre le châssis tantôt par l'arrière tantôt par l'avant car je ne possède qu'un seul palan, à chaque descente il faut descendre dans la fosse pour vérifier que les boîtes sont bien toujours dans l'axe des glissières, en final c’est centimètre par centimètre qu'il faut descendre au palan chaque côté les tiges de charge des boîtes sont maintenues par des colliers Serflex. Ce travail m'a nécessité plus de 50 montées et descentes dans la fosse.

Ce soir là, j'étais fourbu mais content. Les coins de réglage du jeu des boîtes sont remis en place et réglés. Pour essai Toto () vient chercher sa grande soeur et lui fait faire quelques aller-et-retour sur la voie sur fosse. Je peux alors remonter les bielles d'accouplement sans problème. Toto revient pour faire prendre l’air à Bertha car il faut voir si les bielles ne coincent pas aux points morts. Enfin le châssis est replacé sous la chaudière qui attendait depuis des mois le retour de l'enfant prodigue. Les deux compères se retrouvent avec joie, la chaudière est redescendue sur le châssis à l'aide du pont roulant qui lui aussi a regagné la rotonde, et aussi des deux crics, (cela de la même façon que pour le retrait de la chaudière). La tôle de la traverse arrière qui était tordue est recoupée de chaque côté pour améliorer l'esthétique et dégager le gabarit au niveau des rails. Un marchepieds est complètement refait, l’autre est redressé à la forge. La traverse arrière en bois de fer est également raccourcie à chaque bout, car elle venait taper dans un pilier de la rotonde quand on garait Bertha au plus près.

Maintenant commencent les travaux de haute couture. Les tôles d'habillage de la chaudière qui avaient été stockées sur un plat garé sous un hangar de fortune sont décapées, enduites, poncées et repeintes. Les cerclages sont réparés et le tout est remonté autour de la chaudière. Travail assez long ayant nécessité de la choucroute. Philippe a retapé la porte de la boîte à fumée qui était dans un assez piteux état. Aussitôt commence le remontage du château, c’est à dire l'ensemble des robinets et des raccords (bloc sur la prise de vapeur arrière de la chaudière). C’est ensuite le tour des injecteurs qui, entre temps, ont été remis à neuf et astiqués.

Les deux chapelles d'introduction sont remises en place, elles ont été refaites à Gentilly par Philippe qui a dû refaire de nouvelles vis au pas carré.

Et c'est un nouveau déménagement vers l'atelier sur fosse. Maintenant les choses vont s'accélérer, on commence à voir le bout du tunnel. La machine commence à ressembler à une machine. La cheminée a été reposée et j'en ai profité pour installer à l'avant sur le support de lanterne un porte drapeau orné d'un macaron CIP. ()

La caisse latérale gauche ainsi que le pavillon de l'abri sont amenés à mon atelier de Gentilly, ces deux éléments étant en très mauvais état vont être refaits avec des tôles neuves. Pour cela il a fallu faire sauter tous les rivets au burin et à la tronçonneuse pour récupérer les cornières qui, elles, étaient bonnes.

Les voisins et les amis viennent régulièrement pour se rendre compte de l'avancement des travaux et m'encouragent par leur stupéfaction et leur étonnement.

- " Ben! vous alors, où trouvez vous le temps de faire tout cela ? "

et souvent, ce sont même des retraités qui me posent cette question. Je leur réponds.

- " Tout simplement je ne perds pas mon temps à tout ce qui est futile. Je dois reconnaître que la télévision m'a beaucoup aidé. Avec tous les navets et les émissions stupides qu'elle nous passe à longueur d’année, je n'éprouve pas le besoin de m’asseoir devant le petit écran ".

Le remontage des conduits d'admission et d'échappement ne présentent pas de difficulté particulière, il suffit d'observer un certain ordre et de ne pas bloquer les brides tout de suite.

Il faut bien nettoyer les portées des joints métalliques que l'on remontera à la graisse Belleville. Les tubulures d'échappement pénètrent dans la boîte à fumée par deux grandes ouvertures rectangulaires qui sont fermées par des tôles rapportées. J’ai réalisé l’étanchéité de ces tôles aussi avec de la choucroute.

Ces conduites, comme celles d'admission ont été peintes en rouge, le rouge indiquant un danger ici risque de brûlures, Quand j'ai commencé à remonter ces tubulures j'ai fait l'inventaire des joints assez spéciaux de section triangulaire et il en manquait deux. Nous avons tout retourné, cherché partout, j'en ai même profité pour faire un grand rangement, c’était impossible qu'ils aient ainsi disparu sans laisser de trace.

En désespoir de cause, nous mettons St Antoine de Padoue à l'épreuve, mais le brave Saint y perd son latin et déclare forfait bien que nous lui ayons promis un tour de chemin de fer sur les CIP dès que Bertha aurait repris du service.

Pas de doute ce ne peut être qu'un vol, mais qui aurait pu avoir besoin de si étranges bracelets ? Peut être des gamins pour jouer, à moins que ce ne soit un faux frère qui nous aurait fait une vacherie. Et si c'était une pie ?

En deux mois l’enquête n'avance pas malgré les interventions de Maigret, Bourrel, San Antonio à qui nous avions soumis l’énigme après leur avoir fait visiter les installations. Devant ce problème sans issue j'en prends mon parti et Philippe refait au tour 3 magnifiques bracelets en aluminium, car nous n'avons pas trouvé de cuivre d'un diamètre suffisant, et l'aluminium s’écrasant mieux, fera sûrement une meilleure étanchéité compte tenu de l'état des cônes de brides. Je remonte donc mon échappement sans difficulté, mais quand je veux remonter mon admission, je me rends compte que le joint du régulateur n'est pas assez épais et que le tube n’est pas assez long dans le bas où il se raccorde sur le cylindre, et le joint se ballade. Mystère ! J’ai beau me gratter la tête avec mes mains pleines de graisse Belleville, je n'arrive pas à comprendre. C’est alors que Paul, l'homme aux histoires belges qui avait épuisé sa récolte de la semaine, s'était mis à fouiller dans une boîte en carton où j'avais mis tous les vieux joints en clingérite.

" - Et ça, qu'est ce que c'est ? " me dit-il, en me tendant deux horreurs de rondelles toutes noires et boursouflées. Je les prends en main et les examinent de près, après avoir enfourché mes lunettes et comme feu le commissaire Bourel alias Raymond Souplex, je m’écrie : " Mais bien sûr, c'est ça ! " il n'y avait plus de mystère.

J'avais placé sur l'échappement des joints métalliques alors qu'ils avaient déjà été remplacés par les anciens propriétaires de Bertha par des rondelles de clingérite, les boursouflures qui donnaient à ces joints la même forme que les joints métalliques étaient faites par les dépôts de fraisil. Je me rappelais avoir enlevé le même genre de crasse sur la sortie de l'échappement et voilà où étaient passés les joints manquant. En fait il ne manquait rien, j'avais mis des joints métalliques où il n'y en avait pas. Comme ce n'était pas moi qui avait démonté ces tubes j'avais cru que c'étaient les mêmes joints partout, les cônes étant semblables.

J'ai donc dû redémonter mes conduits d'échappement et les tôles demi-rondes d'entrée dans la boîte à fumée pour récupérer mes joints métalliques et les remplacer par des joints neufs en clingérite que je confectionnais aussitôt et que je mis en place avec force graisse Belleville. Les joints récupérés reprirent leur place sur l’admission. Maintenant le tube d’admission se monte parfaitement. Ensuite je dus refaire les étanchéités des entrées des tubes d'échappement et des tôles de boîte à fumée.

On discute de l'impôt sur la fortune tout en travaillant, ça nous change un peu des histoires à Paul.

Ces salauds d'imposteurs seraient bien capables de nous mettre un impôt sur les machines à vapeur, après les bateaux, les avions de tourisme, les chevaux de course, les voitures, de couse et même les autres il ne manque plus que les chemins de fer. Mais il y a une taxe qu'ils ne mettront jamais, c'est une taxe sur la bêtise, " car ils se ruineraient eux mêmes ". Enfin le moment attendu arrive, ça va âtre l'heure de vérité. La chaudière est remplie d'eau avec la nouvelle canalisation que j'ai établie à cet effet.

J'ai prévu sur le château une vanne et un embout pour le remplissage et le montage de la pompe d'épreuve que nous mettons en action aussitôt, et comme les Shadoks, François se met à pomper, mais malgré ses efforts désespérés, impossible de faire décoller le mano. Il y a trop de fuites au joint dôme-régulateur.

 

Je laisse tomber la chaudière, on verra plus tard, maintenant on va travailler un peu au mouvement. Ce dimanche j'étais seul, je décide de remettre les pistons dans leurs cylindres.

J’effectue cette opération vers le 10 mai.

C'est quand même assez difficile car je n’ai pu démonter la tige du piston de la crosse bien que la clavette soit retirée le cône est vraiment très dur. C'est donc l’ensemble qui doit être manié et ça fait au moins 60 kilos.

Apres avoir gratté l'intérieur des cylindres et les avoir enduits d'huile. Je remonte les segments sur les pistons après avoir soigneusement nettoyé les logements sur les pistons et j'introduis le premier piston dans le cylindre gauche sans trop de difficulté grâce à un appareil que j'ai confectionné pour retenir les segments fermés.

Pour le cylindre droit, j'éprouve plus de difficultés car ce piston comporte un segment neuf que j’ai fait faire sur mesure dans une maison spécialisée à Levallois (coût 300 F). Le segment d'origine avait été cassé lors du démontage car il était coincé par la crasse. Je dois ajuster ce nouveau segment à la lime ce qui nécessite la mise en place et le retrait à 10 reprises.

Ensuite les glissières sont mises en place et réglées à l'aide de cales en U. A cause d'un mauvais repérage, je suis obligé d’en permuter deux. La mise en place des bielles motrices ne présente pas de difficultés particulières, les têtes de bielles étant en bon état, (comme la mienne). Avant, j'avais nettoyé les pattes d'araignées et les conduits d'huile.

Toto le tracteur diesel est mis à contribution, il est attelé à Bertha et lui fait faire quelques pas en ligne pour s’assurer qu’il n’y a pas point dur dans l’embiellage et parfaire le réglage des glissières.

Les tables des tiroirs sont rodées ensemble et huilées.

Le petit mouvement est remonté sans difficulté toutes les pièces étant numérotées et portant la mention Recht ou Links (Droite au gauche). Avant de refermer les tiroirs je règle la distribution avec le manchon prévu à cet effet (filetage gauche et droit). Ce manchon est placé sur la tige du tiroir et la timonerie de commande.

Les samedis après-midi, j'ai mon ami Paul qui vient me donner un coup de main, mais à chaque fois il nous ramène la dernière histoire belge que ses oreilles ont glané dans la semaine. C’est un chef de gare belge qui lit les statistiques sur les accidents de chemin de fer, et il lit que c'est toujours dans le wagon de queue qu'il y a le plus de victimes en cas de tamponnement. Aussitôt il appelle son lampiste et lui dit :

" - Dis donc! une fois toi, écoute bien. A tous les trains qui passeront tu décrocheras le dernier wagon, c'est plus prudent ". Il faut que ce soit moi qui y pense.

Après cet intermède Paul et François attaquent le décapage des dernières tôles de l'abri tandis que je remonte le pavillon et le grand panneau arrière en contre-perçant les nouvelles tôles. Je réalise les assemblages avec des pôeliers (boulon à tête plate bombée) à la place des rivets d'origine. Et nous voilà en juin 1982.

Avec Philippe nous redémontons le régulateur et le tube de prise de vapeur car nous avions une fuite entre le dôme et le cylindre du tiroir du régulateur.

Nous repositionnons un peu mieux les cônes d'étanchéité en guidant le tube à travers une soupape, nous reboutonnons le tout et un petit coup de pompe d'épreuve nous annonce qu'il faut tout redémonter. Enfin au 3e remontage, la fuite semble avoir été colmatée. On verra plus tard à la première chauffe. Mais l'épreuve nous a aussi révélé une fuite importante à un bouchon de vidange du bas du foyer, le gauche arrière. J'ai beau serrer ça fuit à 2 kilos. Je retire le bouchon et j'obture le trou avec des chiffons pour ne pas perdre l'eau.

Je refais le filetage conique au filon (outil spécial en forme de lime pour rafraîchir les filetages), Philippe refait alors un autre bouchon au tour en acier car nous n'avons pas de bronze d'un diamètre suffisant.

Mais rien à faire ça fuit toujours, le filetage sur la chaudière doit être défectueux, mais malgré tout la fuite est plus faible. Après une semaine, les fuites se sont calmées toutes seules et nous arrivons à monter la pression à 16 kilos malgré les quelques petites fuites existant encore sur la robinetterie. La semaine suivante je termine les ceintures et je pose des lettres adhésives sur la belle Bertha qui se voit décorée de filets rouges et d'un vrai roman, le nom du réseau CIP en sigle et en entier, son nom, sa date de naissance, le nom du constructeur " Orenstein et Koppel " le nom du lieu de fabrication " BERLIN ", son numéro d'usine, son numéro aux CIP " 020 02 " le nom du dépôt " DANNEMOIS "

Le week-end suivant nous allumons, c’est l'heure de vérité la pression monte assez vite nous arrêtons à 5 kilos et nous faisons un essai d'avant en arrière sur quelques mètres, C’est à dire que Bertha met le bout du nez dehors et revient aussitôt à sa place à l'intérieur. Certes, seulement deux petits pas, mais toute seule. Nous sommes le samedi 19 juin, demain dimanche 20 juin nous recevons un groupe de la FACS piloté par notre ami Dubray.

Ce matin-là, les deux machines sont allumées, sur Bertha je règle la pression à 8 kilos. Giselle fera le train.

Bertha descend toute seule, chauffée par François jusqu'au quai des Huttereaux où est déjà Giselle à la tête du train.

Mais hélas la sortie s'arrêtera là, les injecteurs sont inefficaces, il y a des fuites de vapeur aux brides des injecteurs, les boulons sont sûrement insuffisamment serrés. Après démontage, il s'avère que les joints ont été oubliés.

Dès l'ouverture d’un injecteur, l'abri est envahi par la vapeur. François qui est aux commandes doit remonter Bertha sans délai à son garage pour éviter la détresse.

A peine au niveau du dépôt, on entend un bruit infernal, c'est un graisseur de cylindre qui a choisi la liberté et qui joue à Cap Canaveral, il monte au ciel et fini par redescendre sans heureusement blesser personne. Le filet foiré dont la réparation avait été différée n'avait pas résisté à la pression qui était montée entre temps à 10 kilos. Il était bien prévu de refaire ce filet, mais on voulait à tout prix essayer la machine ce jour-là.

Maintenant c'est fait Philippe a tourné deux douilles intermédiaires qui ont été soudées sur les graisseurs. Le sifflet aussi s’était transformé en sauna dès qu'on tirait dessus, j’avais oublié de souder deux coudes de cuivre. D’ailleurs deux mois plus tard, après avoir refait les soudures, la conduite a, elle aussi essayé de rejoindre la stratosphère au premier essai. Il reste encore quelques bricoles à terminer, car une machine en voie de 60 n'est jamais terminée quand elle tombe dans les mains d'un loustic de mon genre.

Le 24 octobre I982 Bertha faisait son premier train après que nous ayons passé un samedi à colmater quelques fuites résiduelles et fait quelques serrages. Un os quand même ! Le régulateur qui avait été remonté la vieille par François, n’avait pas assez de garde et fermait mal, mais en plus le frein ne serrait pas ce qui fait que sur la plaque tournante l'essieu avant s'est planté dans la terre. 

 

 

Mais après l’intervention de l’équipe de service tout est rapidement remis en état et les trains spéciaux réservés à l'AMTP ont eu lieu normalement, heureusement car Giselle qui avait été elle aussi allumée a claqué un tube de chaudière en cours d'allumage.

* * *

Que ceux qui voudraient se lancer dans ce genre d'aventure se disent bien qu’il y a plusieurs conditions à remplir, et j'en parle cette fois-ci par expérience.

  1. Il faut aimer
  2. Il faut être très persévérant.
  3. Il ne faut pas avoir peur de se faire quelques petites blessures et de se salir.
  4. Il faut de la patience.
  5. Il faut du temps.
  6. Il faut de la bonne humeur et être optimiste.
  7. Il faut une femme compréhensive.

Alors amoureux des machines à vapeurs qui venez de me lire, je vous souhaite bonne chance et je suis à votre disposition pour vous faire profiter de ma toute nouvelle expérience.

Enfin terminée après deux ans de travail, Bertha a repris sa place au centre de la rotonde à côté de sa cadette Giselle qui affiche 7 printemps de moins et aussi près de 5 tonnes.

Giselle sera traitée de la même façon un peu plus tard, et abandonnera sa livrée marron pour une plus gaie " rouge vermillon ".

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